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Création d’Until the Lions de Thierry Pécou à l’Opéra du Rhin

Avec la création de l'opéra Until the Lions à Strasbourg, remonte aux sources de la mythologie indienne.

 

C'est à , la feue directrice de l'Opéra du Rhin, que l'on doit la commande de cette œuvre initialement prévue pour l'excellent festival Arsmondo. C'est elle qui a eu l'idée d'agréger les talents de l'autrice Karthika Naïr, de la chorégraphe Shobana Jeyasingh, et du compositeur autour d'un extrait de l'épopée millénaire du Mahabaharata. Il faut rendre hommage à son intuition : ancré dans une mythologie antique indienne, l'opéra est d'une contemporanéité et d'une universalité éclatantes.

Parmi les multiples histoires dont fourmille cette œuvre gigantesque au souffle épique, poétique et spirituel incomparable qu'est le Mahabharata, l'autrice franco-indienne Karthika Naïr a choisi l'histoire des amours impossibles du demi-dieu Bishma et de la princesse Amba. Toutes deux personnalités d'exception, tous deux viscéralement attachées à leur interprétation du Dharma (l'Ordre cosmique universel, supérieur à toute autre loi) qui les guide et les oppose, et tous deux possédés du désir de l'autre, d'un désir puissant, inassouvissable, résolutoire seulement dans la violence d'un combat sanglant les emmêlant dans une mort commune. Le mélomane européen trouve dans cette histoire bien des échos à ses références culturelles : Le combat de Tancrède et Clorinde, nombre d'opéras de Wagner, et même Orfeo. Le spectateur hindou y reconnait ses mythes fondateurs, et donné en anglais, chacun s'y retrouve facilement. La puissance poétique du livret est une autre force de cet opéra. « Avant Dieu, avant la mort, avant tout monde : la danse » n'est qu'un exemple de la profondeur du matériau littéraire, qui nous parle intimement. De même, les thèmes éternels du désir, de l'amour, de la souffrance du refus, la question du sens de la vie ou du destin nous concernent toujours autant, immuablement. Mais plus encore que son universalité, c'est le prophétisme de l'œuvre qui surprend : « La guerre tue l'histoire »… « La vérité est fluide »… sont des citations qui évoquent de façon glaçante ce que peuvent faire les dictateurs de notre Kaliyuga, ou âge de fer.

Structuré de façon assez classique (prologue, actes constitués de scènes bien individualisables), la narration progresse en mélangeant intimement le théâtre parlé, la chorégraphie, le chant vivant, le chant enregistré et un orchestre. Celui-ci est un orchestre symphonique assez réduit – une trentaine d'instrumentistes – mais avec un instrumentarium percussif très développé : dix-neuf gongs, un tam-tam, quatre tom-tom, une cymbale cloutée suspendue, à quoi s'ajoute encore une guitare électrique, un piano, un synthétiseur. Le rythme -donc la danse- domine l'écriture avec des structures répétitives courtes ou cycliques, auxquelles se superpose une variété effervescente de couleurs originales. La musique de est d'une efficacité redoutable. Elle semble parfois décalée de l'action, mais elle l'englobe, l'exalte et lui confère une puissance mythique impressionnante. Le prologue, sorte de chaos jubilatoire, annonce d'emblée la violence de l'intrigue et des énergies en jeu. Les scènes se suivent avec fluidité, avec des somment musicaux, comme la déploration des veuves (Acte I, scène 3) ou la première immolation d'Amba par le feu (Acte III, scène 2). Mais les moments les plus intenses sont, logiquement, les deux affrontements entre Bishma et Amba : la scène de la demande et du refus (Acte II, scène 3) – d'une nudité de sentiment étreignante – et la scène finale, de combat, d'amour et de mort. Cette scène-là est sans aucun doute le sommet de l'œuvre, chanté par un chœur passionné et commenté par deux sopranos coloratures qui prient pour qu'arrive enfin « la fin de la mort, la fin de la fin ».

Il a fallu plus que la somme des professionnalismes de chacun pour arriver à ce degré de cohésion, et qui plus est, pour une œuvre aussi nouvelle et aussi difficile. Il ne fait pas de doute que l'enthousiasme et la précision de la cheffe y est pour beaucoup, et que les musiciens de l' et le Chœur de l'Opéra du Rhin se sont donnés à fond, portés par la dimension radiante de l'œuvre. et ont prêté leurs belles voix de baryton et de contralto aux personnages respectifs de Bishma et d'Amba, avec le même engagement. Faisons aussi mention des très belles voix des « femmes témoin de la guerre », et . La mise en scène est intimement liée à la chorégraphie, signées toutes deux par Shobana Jeyasingh, et toutes les deux très lisibles. La danse, très présente, est remplie de références aux traditions indiennes, mais sans aller jusqu'à la fluidité élastique des corps des danseurs de Kathak. Fiona Tong, dans le rôle parlé de Satyavati fait preuve d'une belle théâtralité incantatoire.

De toute évidence, c'est un opéra puissant qui est créé à Strasbourg, pour le cinquantième anniversaire de la fondation de l'Opéra du Rhin, et qui remporte un beau succès largement mérité. On voudrait dire à Thierry Pécou que le Mahabharata est tellement riche en mythes qu'il pourrait sans trop de difficultés en extraire un, quatre, dix autres opéras, et poser ainsi – sans complexe – un autre cycle mythologique lyrique à côté de ceux de Berlioz ou de Wagner.

Crédit photographique : © Klara Beck

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