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Aline Piboule et Marc-André Hamelin au Festival Piano aux Jacobins

Le Festival convoque depuis quarante-trois ans la fine fleur du piano, proposant de nouveaux talents à découvrir, des artistes confirmés et des musiciens de renommée internationale. et étaient à l'affiche les 25 et 26 septembre. 

Catherine d'Argoubet, la directrice artistique du festival toulousain, n'hésite pas à faire venir ses coups de cœur de tous les coins du monde. L'année dernière nous avions apprécié le jeune pianiste d'origine israélienne Tom Borrow. Cette année, avec ses seize concerts, sa programmation offre son légendaire éventail de talents depuis les jeunes Yumeka Nakagawa et Salomé Jordania, jusqu'aux grands noms du piano comme entre autres, Nelson Goerner qui a clôturé le festival, et le pianiste québécois que nous avons pu écouter. 

Auparavant, non loin de la ville rose, à l'Altigone de Saint-Orens de Gameville, c'est qui se produit. La pianiste réputée pour ses programmes originaux et travaillés, univers où se croisent et dialoguent des pièces de styles et d'époques divers, certaines rares, a pour ce récital choisi de mettre en miroir trois œuvres du début du XXᵉ siècle, réunissant , et le compositeur anglais , tombé dans l'oubli, qui fut très apprécié de Debussy auquel il vouait une grande admiration. Ravel et Scott se sont-ils rencontrés ? L'un et l'autre se sont tournés vers le XVIIIᵉ siècle français, empruntant la forme ancienne de la suite de danses pour ourdir la modernité de leurs langages. Ainsi après le célèbre Tombeau de Couperin on découvrira la Suite Pastorale de Scott, beaucoup moins familière à nos oreilles. Des pages ravéliennes dédiées à autant de soldats morts au front de la Grande Guerre, a pris le parti d'en montrer la face sombre, et la Fugue qui est pour elle la clé de voûte de l'ouvrage, comme elle le dit au public avant de jouer, en concentre toute la tristesse contenue affleurant par ailleurs dans la partie centrale du Rigaudon par exemple, ou dans la brumeuse musette du Menuet. Et cette Fugue n'a aucune aridité, mais ce dénuement de la solitude, cette poésie doucement mélancolique, un rien fragile, touchante, qui lui ôte toute abstraction entendue si souvent. Si le piano semble-t-il fatigué dans l'aigu lui donne du fil à retordre dans la Toccata cependant rondement menée, la pianiste trouve de magnifiques respirations dans le Prélude, chantant et aéré, et dans la Forlane, d'une belle souplesse rythmique, élégamment capricieuse et sensuelle. Les cinq danses de la Suite Pastorale de Scott emmènent l'auditeur dans des contrées très particulières. Debussy faisait état dans une lettre de « son art vraiment personnel et qui mérite une place enviable dans la musique contemporaine ». Dans les arabesques de la Courante, et surtout dans les harmonies étranges de la Pastorale, la rythmicité spéciale (avec des mesures à 5/8 !) et le chromatisme du Rigaudon, les changements de mesures incessants du Rondo et la caractère modal de la Passaglia, dans la bizarrerie de cette musique écrite par un compositeur également poète et adepte de l'occultisme, Aline Piboule trouve une histoire à raconter, une atmosphère qui intrigue et séduit à la fois. C'est à , dédicataire et créateur des Valses nobles et sentimentales, qu'elle consacre la fin de son récital avec ses somptueux Sillages op.27 qu'elle a enregistrés il y a deux ans (label Printemps des Arts de Monte-Carlo). On ne se lasse pas d'écouter sous ses doigts ces trois pièces virtuoses et impressionnistes dont elle révèle la magnificence par son jeu puissamment inspiré et son sens accompli de la couleur, des puissantes ondes de Sur le Rivage aux scintillements de Dans la nuit, en passant par les sombres résonances de Socorry. Le Clair de lune de Debussy vient en bis mettre « un point sur un i » délicat et mystérieux à cette musique aux atmosphères troublantes. 

Le lendemain, en dépit de la fraicheur automnale, le cloître du couvent des Jacobins s'est rempli de public jusque dans sa galerie et même au-delà entre les bordures de buis du jardin. est si rare en France que sa venue pour un récital est un évènement à ne pas rater ! Il y a quatre ans, le pianiste au répertoire colossal nous confiait ne pas se sentir suffisamment prêt pour jouer Beethoven en concert, et encore moins pour l'enregistrer. Il lui a fallu des années pour pétrir ses sonates, en mûrir le contenu, en perfectionner l'exécution, avant de se décider à les livrer au public. Le moment est enfin venu ! Et quel moment ! Avant l'Everest de la Sonate n°29 op.106 « Hammerklavier », il nous prépare à l'ascension avec pour commencer la Sonate n°2 « Württemberg » en la bémol majeur Wq 49/2 de Carl-Philipp-Emanuel Bach. Ce qui frappe dans son jeu c'est d'abord cet équilibre parfait entre registres grave et aigu, entre harmonie et ligne de chant, si essentiel dans la facture classique de cette musique. Ajoutées à cela la respiration, la qualité du phrasé, l'écoute des silences, et les suspensions qui les précèdent, un toucher sans aucune sécheresse laissant mourir doucement les sons, une panoplie de couleurs et d'accentuations diverses, et voici une sonate qui se laisse délicieusement écouter, porté par le raffinement de son discours. La Sonate n°3 en do majeur op.2 n°3 de Beethoven, œuvre de jeunesse, n'en est pas moins ardue techniquement. Mais pour Marc-André Hamelin, elle est un jeu d'enfant. Avec une facilité qui ébahit, il en déroule le flux musical de façon tantôt orchestrale, dans une projection lumineuse et contrastée (premier mouvement), tantôt intimiste, dans la longueur des sonorités de l'adagio d'une grande profondeur. Son finale d'une vivifiante vélocité ne manque pas de relief. Après une courte pause, c'est à la plus redoutable des sonates que le pianiste se mesure : lorsque Beethoven acheva l'écriture de la Hammerklavier, il s'exclama « maintenant je sais écrire ! …Voilà une sonate qui donnera de la besogne aux pianistes… » . Musique de l'extrême, elle exige de l'interprète le dépassement de soi, en même temps qu'une grande maîtrise du temps musical et une grande conscience de la structure. Dès la déflagration des premiers accords, Marc-André Hamelin entre de plain-pied dans la dimension de l'œuvre, prenant le mouvement initial à un tempo assez rapide, en sculptant l'espace sonore de ses deux mains entre graves et aigus superbement timbrés. Le Scherzo fantasque et démoniaque s'évapore dans ses dernières mesures telle une vision surnaturelle. L'immense phrase du long adagio sostenuto est magnifique de noblesse, et ses variations sans fin étreignent l'âme, creusant en même temps qu'elles la transcendent la douleur la plus profonde. C'est une aurore, clair répit, qui prélude à la grande Fugue, monstrueuse et démentielle, apocalyptique et sublime. L'interprétation vertigineuse du pianiste qui décuple d'énergie au fil de ses mesures, en transfigure la polyphonie solidement ancrée dans ses basses, clouant sur place l'auditeur sidéré. Quelle maitrise, quelle clarté dans sa construction, quelle force dans la conduite dynamique de ce déferlement sonore, cela sans aucune théâtralité du geste ! 

Le musicien aurait pu s'arrêter là, sur cette stratosphérique interprétation…que jouer d'autre après ? Mais l'ardeur des applaudissements est telle qu'il ne se fait pas prier davantage et offre deux bis : des Reflets dans l'eau de moirés et impalpables, et une joyeuse Étude de , qui fut élève du maître de Bonn. 

Crédit photographique © Jany Campello/ResMusica

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