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Denis Dufour : Avalanche en noir et blanc sous les doigts de François-Michel Rignol

Ce très beau disque consacré à invite à se promener sur un névé et sous haute tutelle debussyste : une œuvre parfaitement aboutie, mariant, dans la lecture sensible du pianiste , une architecture secrète à une certaine fantaisie.

Une note suspendue résonne longtemps, déjà « tout un espace mouvant », selon une expression de Rilke, puis c'est un nuage tournoyant de triples croches tombant chromatiquement avant de s'envoler de nouveau dans l'aigu : cette arabesque inaugure « Aperdlaut » (« Première Neige »), premier des 19 mouvements d'Avalanche (1985), et constitue le premier composant structurel du cycle. Ce dernier transpose en sons les divers états du manteau neigeux qui recouvre le Groenland, comme l'indiquent les titres en langue inuite. Toutes les nuances d'un monde inouï donc, que seul le peuple qui l'habite sait désigner d'un seul mot, par exemple : « Masak » (« Neige humide », 7e mouvement), « Makornat » (« Neige glacée poussée par le vent », 12e mouvement), « Mangerkak » (« Croûte de neige gelée modelée en vagues par le vent », 13e mouvement).

D'emblée, l'on sent que l'écriture de (né en 1953) appelle à une « immersion dans un monde en soi », suivant les termes d'Hamish Hossain, l'un des trois signataires de l'excellent livret : c'est une musique qui colle littéralement à son sujet, c'est-à-dire au phénomène neigeux. Délicatesse et objectivité seraient peut-être les deux pôles d'écoute, une écoute légèrement décalée par rapport à une attention, disons, plus traditionnelle. Nous sommes en effet à mille lieues d'une conception romantique : pas de volonté de mettre en condition, de communiquer des sentiments ou de livrer les émois d'un moi. Ici priment le geste et la puissance déposés dans une musique en quelque sorte plastique par l'imaginaire d'un compositeur ayant visité la cohésion intime d'une matière en apparence inerte ou bien en transformation, sa fragilité, ses tensions, ses soudaines fractures, sa beauté parfaite… Pour cela, il a travaillé (deux ans durant) à partir d'une intuition de son ami, le poète Thomas Brando, lui aussi présent dans le livret, et pour qui, tout comme Octavio Paz, « l'expérience poétique est une révélation de notre condition originelle ». Retour aux sources donc pour deux hommes autour d'un projet dans lequel opère « une transposition d'un certain type d'énergie et de liaisons d'un univers physique à un univers musical » (Brando).

Tout est transition dans cette succession d'états de la poudreuse à la glace, d'où la trace audible des motifs et rythmes qui assurent la cohérence de l'œuvre : le compositeur travaille bien la même matière, laquelle est en perpétuelle métamorphose. Au cours de ce qui relève d'une véritable analyse, Michèle Tosi (également collaboratrice à ResMusica) décrit particulièrement trois de ces figures. Après l'arabesque, qui se réentend, mais transposée dans d'autres mouvements ultérieurs, il y a le rythme iambique (brève-longue), lui aussi présent dans plusieurs mouvements, et le motif emprunté au chant inuit, « quelques notes articulées (seconde majeur, tierce mineure et quarte juste) qui seront constamment chahutées, dans leur assise rythmique, leur profil mélodique et leur couleur. » L'on peut aussi parler de variations, comme tout au long du 3e mouvement, « Quaniit » (« Neige qui tombe »), où s'entend réellement la danse des flocons, avec ce motif accéléré puis ralenti, à peine transformé, et dont le caractère à la fois naïf et percussif rappelle les mélodies populaires de Bartók.

Mais la lumière qui tantôt éclaire cette œuvre, tantôt la réchauffe, comme la délicate alternance de l'abstraction et de l'émotion, est bien celle de Debussy, perceptible dès la toute première note, ce « la » aigu et suspendu suivi d'une avalanche de triples croches, qui rappellent irrésistiblement le début de « The Little Sheperd », 5e pièce de Children's Corner. « Aput », 2e mouvement, cite le commencement du 6e morceau des Préludes I : « Des pas sur la neige ». Des pas que l'on retrouve ici et là dans le cycle. D'autres exemples de l'influence de Claude de France sont fournis par Michèle Tosi. tient de bout en bout cette partition qui lui est dédiée, alliant les vertus de transparence d'une écriture (Debussy encore) à la présence humaine inscrite dans l'immensité du pays blanc, quand court sa main droite ou quand, au dernier mouvement, « Ittingaq » (« Igloo »), il fredonne la mélodie à la manière de Glenn Gould.

Une musique sans concession, un interprète inspiré, un livret exceptionnellement riche : voilà une parution à marquer d'une pierre… blanche !

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