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Deux concerts inédits de Chostakovitch par Rojdestvensky, l’un passionnant, l’autre moins…

On attendait que le chef russe allume un “incendie sonore” dans ces deux immenses fresques sonores de Chostakovitch. Si la Symphonie n° 4 convainc, la Symphonie n° 11 « l’Année 1905 » déçoit en partie.

Disparu en 2018, le chef d’orchestre Guennadi Rojdestvensky laissa à la postérité non seulement un legs discographique impressionnant de plus de 600 enregistrements – le chef, lui-même, ne savait plus combien de disques il avait gravé – mais aussi une quantité de documents sonores et écrits des plus précieux, avec les plus grands musiciens russes de son époque. Il fut, à juste titre, considéré comme le « gardien de la mémoire du soviétisme », le contempteur de décennies d’une dictature sur l’art. Pour avoir eu le privilège de le rencontrer lors de divers concerts en France, nous gardons le souvenir d’un homme d’une vivacité et d’un humour acérés, n’ayant aucune illusion sur la “comédie humaine”. Il fut particulièrement proche des génies de son temps et notamment de Chostakovitch. Concernant plus particulièrement l’œuvre de ce dernier, Rojdestvensky laissa une pléthore de gravures chez divers labels dont une intégrale des symphonies, réalisée dans les années quatre-vingts avec l’Orchestre du Ministère de la Culture d’URSS. Compte tenu de la richesse des archives des radios qui paraissent au compte-goutte, il serait téméraire de fixer définitivement la discographie d’un tel musicien. Une sixième version de la Symphonie n° 4, la seconde chronologiquement paraît, aujourd’hui, chez ICA Classics. La première fut, en effet, celle de la création occidentale de l’œuvre, à Londres, le 7 septembre 1962. Rappelons que la partition fut créée moins d’un an auparavant, le 30 décembre 1961, dans la Grande salle du Conservatoire de Moscou par l’Orchestre philharmonique de Moscou dirigé par Kirill Kondrachine.

Outre la présente version, il nous semble utile de réécouter celles avec l’Orchestre Philharmonia (BBC Music, 1962), les orchestres du Théâtre du Bolchoï (Russian Disc, 1981) et du Ministère de la Culture d’URSS (Praga et Melodiya 1985 puis Brilliant en 1987). La comparaison est instructive.

La rudesse des lectures “soviétiques” des années quatre-vingts ne bénéficie guère d’une plus-value sonore, les témoignages Praga, capté en Tchécoslovaquie et Brilliant (ex.Melodiya de 1987) souffrant de timbres parfois dénaturés dans les cuivres ou de l’écrasement de plans sonores accentués par des acoustiques difficiles. Sortent du lot, le live du Théâtre du Bolchoï et la version officielle Mélodiya, en studio. En 1978, Rojdestvensky prit la direction de l’Orchestre symphonique de la BBC. La formation anglaise impressionne par sa souplesse. Les pupitres possèdent un sens aigu, à la fois de la grandeur (souvent factice chez Chostakovitch), ainsi que du sarcasme mahlérien. Malgré une réverbération assez forte (Royal Albert Hall), la prise de son met en valeur les ensembles à l’instar d’un concerto grosso (superbes solos de bois), qui se disputent la prima voce dans le mouvement lent. Les musiciens anglais jouent impeccablement avec un chant qui doit rester murmuré sans pour autant effacer une pointe d’ironie. Le travail de mise en place a été remarquablement réalisé par Rojdestvensky. La marche funèbre mahlérienne du finale prend l’allure d’une narration épique. Les vents précis et bien personnalisés surclassent ceux des formations russes de l’époque (excepté au Philharmonique de Léningrad). La progression dramatique de l’immense finale de près d’une demi-heure se construit avec une logique implacable. Aussi implacable que la colère sourde dont Chostakovitch assura à ses proches qu’elle était celle de l’amertume après la trahison de certains de ses amis. Voilà une version qui s’inscrit avec celle de 1962, en haut de la discographie de Rojdestvensky. Les références demeurent toutefois celles de Haitink (Decca), Salonen (DG), Kondrachine (Melodiya), Jansons, Previn (Warner), Rostropovitch (Andante) et Gergiev (Mariinski).

Le Philharmonique de la BBC (basé à Manchester) révélait dans la Symphonie n° 11 dite « 1905 », de superbes couleurs sous la baguette de John Storgards (Chandos, 1999). Deux ans plus tôt, Rojdestvensky avait enregistré avec ce même orchestre en concert, une nouvelle version après celle de son intégrale avec la formation du Ministère de la Culture d’URSS (Melodiya, 1983). La tragédie du “dimanche sanglant” de 1905 paraît paradoxalement “adoucie” dans les harmonies creuses et sous les cordes avec sourdines de la longue introduction. Une bonne part de la violence expressive de l’œuvre est édulcorée. Curieuse impression, en vérité, d’un orchestre qui entre presque à reculons dans une musique “à programme”. Avec une formation russe autrement moins “élégante”, Rojdestvensky fit parler la poudre quelques années plus tôt… A Manchester, la tension retombe rapidement, y compris dans l’Adagio. Organisé avec plus d’énergie, mais de manière très rectiligne, le finale pose l’éternelle question de l’évocation de ce qu’un peuple a subi. Les pupitres anglais ne peuvent suivre. Gauk, Kondrachine, Mravinsky, entre autres, dirigèrent le Tocsin – cette page que l’on écoute en Occident avec circonspection pour ne pas dire davantage – avec le goût du sang dans la bouche. Malgré toute l’énergie de Rojdestvensky, on ne peut oublier les grandes lectures slaves de l’œuvre.

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