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2e2m : 50 printemps et toujours suprême

« EnTrance » est le dernier disque de l', un album anniversaire pour les 50 ans de la formation, qui réunit les compositeurs , , , et . Tout, sauf un bilan, car « EnTrance » – « entrée » – rime avec intelligence, incandescence et impatience !

Première remarque générale : le moins qu'on puisse dire, c'est que ce CD a un programme varié où se succèdent toutes sortes d'énergies, d'atmosphères et de configurations de musiciens. C'est comme un concentré de talents multiples. Seconde remarque : il est plutôt rare d'entendre des ouvrages où les instruments acoustiques et l'électronique se mêlent aussi harmonieusement. Il faut souligner la qualité du travail réalisé par tous les « Ircamiens » réunis ici : Laurent Pottier, Mike Solomon, Serge Lemouton et Sylvain Cadars.

Les six opus ont pour point commun la transe, état dans lequel peut conduire toute musique envisagée comme rituel et ravissement. Entrée dans la transe avec Instinct (2020) de (né en 1990), pour clarinette, basson, percussion, piano, accordéon et contrebasse. Quel est au juste l'instinct à l'œuvre ici ? Celui de survie ? Quoi qu'il en soit, vie est donnée au son dans ses multiples avatars, une vie palpable, à fleur de tympan, dès les premières mesures. Une vie fragile mais tenace, née du silence. Peut-être que l'image de la respiration pourrait résumer le geste de cette belle pièce d'une durée de 10 minutes. C'est une aspiration-expiration permanente, tantôt discrète et paisible, tantôt accélérée, angoissée et poussée jusqu'au fortissimo. Les timbres se mêlent et se complètent merveilleusement : la clarinette s'envole dans les aigus ou sonne obstinément comme une alarme ; l'accordéon prête son souffle de forge ou bourdonne tel un orgue à bouche de gagaku ; le piano s'entête dans des graves pleins d'harmoniques ou égrène ses arpèges chromatiques ; le basson plante ses gros clous en conclusion d'une série de diminuendos ; la contrebasse souligne discrètement l'ensemble, contribuant à faire du liant, tandis que le tambour martèle impitoyablement. Sans oublier le Métallophone, instrument percussif inventé par David et accordé en douzièmes de tons, qui achève de donner son parfum asiatique et sa dimension irréelle à la lente évolution de la vague sonore. Les instruments sont étagés ou tuilés et chaque intervention est courte, se résumant souvent à un trille. Même si le son est ici matière organique, Instinct forme une œuvre, une œuvre basée sur l'intense présence d'un son en perpétuelle transformation.

Changement radical d'atmosphère avec le bouleversant Entr'ouvert (2017) de Giula Lorusso (née en 1990), pièce pour le coup extatique et d'une incroyable puissance. C'est un grand feu qui d'un bout à l'autre du morceau – 13 minutes – consume un piano très obstiné et dont la sonorité est amplifiée et prolongée par l'électronique. Cette flamme n'exclut pas la douceur ni l'apaisement, dans la dernière partie. C'est aussi la recherche intérieure d'une compositrice penchée sur son piano dans une relation très forte et qui met de côté la tradition écrite pour se lancer dans une sorte d'improvisation où la musicienne, ici l'excellente , pétrit le son comme matériau lentement déformable dans une répétition du geste. L'ouverture que suggère le titre se comprend comme la synthèse de tout ce que Lorusso a pu entendre, hors frontières esthétiques. La notion de trace est donc ici importante. De trace ou d'écho, ce que souligne très heureusement l'électronique. Comme poussée par l'urgence, la musicienne accueille et brûle tout ce qui résonne en elle dans un rapport immédiat à son instrument favori, lequel grésille de tous ses harmoniques. Sublime.

La voix humaine s'invite dans EnTrance (1995) de (1963-2004), qui signe également le morceau suivant, Trash TV Trance (2002). Dans la première pièce, pour soprano, ensemble instrumental et électronique, la respiration, très distincte, mène la transe selon un dispositif particulier, la chanteuse inspirant dans un micro placé à sa gauche et expirant dans un second à sa droite. Et la voix récite un mantra de quinze syllabes extrait du Livre des morts tibétain. Le compositeur l'indique bien : on ne cherchera pas ici l'élégance ou un quelconque équilibre des proportions. Il s'agit plutôt, dans des cycles de trois mouvements, du passage d'une respiration tranquille, auréolée d'un ensemble acoustique-électronique suspendu, à une accélération du rythme respiratoire doublée d'une agitation instrumentale avec distorsion et accentuation des transitoires d'attaque, puis enfin, après une convulsive et brève articulation, à un retour à une régularité hypnotique. Si les fréquences sont identiques entre les sons acoustiques et ceux de synthèse, les premiers expriment le chaos et les seconds l'aura mystérieuse d'un monde parallèle. La performance d' est absolument remarquable, passant de l'abandon mystique à l'agitation démente dans une très belle uniformité de registre médium.

Long solo de 11 minutes, Trash TV Trance, comme l'indique le titre, recrache comme on vide une poubelle tous les bruits de notre monde contemporain. Une guitare électrique dotée de toutes les pédales qu'utilisent les rockeurs s'en donne à cœur joie pour produire sons saturés, larsens, ou bien formules itératives. Un morceau somme toute très composé, à la fois obsessionnel, théâtral et incandescent.

Le même (né en 1973) à la guitare électrique rebondit sur l'opus précédent avec ses Some Echoes Of a Trance (2022), nous entraînant dans un vaste halo sonore qui crée un espace dans lequel flotte ou se noie l'auditeur. La guitare ne s'entend plus comme instrument traditionnel, mais comme résonateur de sons et générateur d'un magma à modeler à l'infini.

La dernière plage de l'album est aussi la plus courte puisqu'elle ne dure qu'un peu plus de 5 minutes. Hommage à (2022) fait appel à la mémoire de l'auditeur : c'est une sorte d'herbier musical dans lequel le naturaliste, géographe et compositeur  (né en 1973) a collé des extraits de tous les morceaux précédents entrecoupés de passages où s'exprime le fondateur, disparu en 2020, de l'. Une voix douce et posée qui parle de la vie, du sacré et bien sûr de la musique. Un hommage touchant, une pièce réussie. Dans ce disque vivant, émouvant et décoiffant, l'Ensemble, mené par , reste fidèle à ce qu'en a fait son créateur, jusque dans la signification de son nom : « études et expressions des modes musicaux ».

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