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Les deux visages du Cabaret de Robert Carsen au Lido 2

Le Lido, mythique cabaret des Champs-Élysées à Paris, se transforme en théâtre musical, sous la direction artistique de . Pour inaugurer cette renaissance, met en scène Cabaret pour une plongée festive et glaçante à l'aube des années 30 à Berlin.

« Wilkommen, Bienvenue, Welcome » les trois mots d'accueil de Cabaret, le spectacle musical de et créé à Broadway en 1966 et popularisé par le film de Bob Fosse sorti en 1972 avec Liza Minelli, claquent comme une invitation, mais aussi une menace dans la bouche de , qui interprète le rôle d'Emcee, maître de cérémonie du Kit Kat Klub. Son visage ultra-maquillé orne en gros plan les colonnes Morris de la capitale, ainsi que la façade du Lido2, le nouveau nom du cabaret mythique des Champs-Élysées.

Finies les girls, les plumes et les paillettes, la reprise de ce lieu emblématique des nuits parisiennes par le groupe Accor s'accompagne d'un nouveau concept et d'un nouveau look. Des ouvreurs et des ouvreuses en chemises pop et vestes polaires fluo, des hologrammes de l'artiste contemporain Pierrick Sorin dans le couloir d'accès à la salle, mais un modèle économique qui reste fondé sur la vente des billets et des bouteilles de champagne, que familles et groupes d'amis partagent sur des petites tables disposées en gradins.

Pour étrenner ce lieu revisité, , ancien directeur artistique du Théâtre du Châtelet, puis de Marigny, et principal promoteur des comédies musicales anglo-saxonnes en France, a confié une nouvelle production de Cabaret au canadien , célèbre metteur en scène et scénographe de théâtre, d'opéras et de comédies musicales, comme les très réussis My fair lady ou Singin'in the rain. Ce dernier opte pour une mise en scène duelle, classique côté pile, et plus excentrique côté face.

Côté pile, il retrouve l'esprit originel des nouvelles de Christopher Isherwood, en donnant plus de corps à l'intrigue, avec une mise en scène conventionnelle et des costumes d'époque dans les nombreuses et riches scènes théâtrales, jouées à l'avant-scène. Un judicieux système de trappe permet de monter et descendre le décor de la chambre occupée dans une pension de famille par l'écrivain américain Clifford Bradshaw, joué par le jeune , débarquant à Berlin pour y chercher l'inspiration.
Les principaux personnages, tous suffisamment développés dans le livret très bien écrit de , sont ceux que le jeune américain rencontre : un affairiste qui se révèle être un nazi convaincu, un locataire juif marchand de fruits, une prostituée également logée dans cette pension, une logeuse généreuse, Fräulein Schneider, et enfin Sally Bowles, l'attachante et volubile meneuse de revue du Kit Kat Klub.
Ces dernières sont de loin les plus émouvantes interprètes du spectacle. Fraülein Schneider qui renonce au bonheur par peur de perdre ses locataires, est interprétée par , qui bouleverse par sa voix chaude et timbrée, en particulier dans le duo « It Couldn't Please me more » et « What would you do ». Sally, la chanteuse au cœur d'artichaut qui préfère fermer les yeux sur la situation politique plutôt que de renoncer à son tour de chant, est incarnée par , qui sait parfaitement alterner sa voix entre fragilité du personnage dans sa vie privée et puissance quand elle mène jusqu'au bout la revue du Kit Kat Klub dans « Cabaret ».

Côté face, retrouve le mordant et l'exubérance des grandes revues à travers plusieurs scènes cultes, interprétées par les Kit Kat boys and girls, une petite troupe tonique de danseurs et de danseuses, menée par l'époustouflant , alias Emcee. Si « Don't tell Mama » où Sally Bowles dévoile des dessous rouge écarlate répond aux classiques du genre musical, « The Money Song » tente une scénographie plus audacieuse avec une montagne de lingots dorés et des robes en dollars pour les danseuses. C'est avec ce regard expressionniste et plus contemporain que l'on aurait aimé voir tous les numéros musicaux du spectacle…

Malgré les limites techniques du Lido2, pas de cintres et aucune profondeur de plateau, l'équipe de création pilotée par Robert Carsen tire parti de chaque recoin de la scène : les loges d'avant-scène où se nichent les musiciens de l'excellent orchestre de jazz du Lido2 Paris dirigé par , les bords de plateau pour des petites tables de type cabaret où se jouent les scènes intermédiaires au Kit Kat Klub et le fond de scène pour une vue des coulisses du club. Côté proscenium, c'est le lieu par excellence où se noue le drame et d'où l'on assiste, glacé, à la description de la montée du nazisme.

Car il s'agit bien là du principal sujet de Cabaret : les conséquences de l'irrésistible ascension d'Adolf Hitler sur la société allemande en général et la nuit berlinoise en particulier. Robert Carsen n'hésite pas à projeter des images de rassemblements nazis en parallèle de la scène où se réunissent les SA. Il accompagne les différents épisodes de la narration par une gradation de la menace qui se rapproche et contraint les personnages à faire des choix vitaux. Le personnage d'Ernst Ludwig, chanté par Ciarán Owen, ne cache plus son appartenance au parti nazi, immédiatement suivi par Fräulein Kost, jouée par Charlie Martin, la prostituée prompte à dénoncer les juifs. Herr Schultz, le marchand de fruit amoureux, très digne sous les traits de l'expérimenté , en fera les frais. C'est sur fond de bruit de vitrines brisées et de montage vidéo des dictatures en marche que l'on assistera à la fin d'un monde.

La limite du nouveau concept d'un cabaret transformé en théâtre musical se trouve peut-être dans le contraste entre l'intensité dramatique croissante du spectacle et l'irrévérencieuse ivresse de certains groupes de spectateurs ayant abusé du champagne. Un rythme des tableaux un peu plus resserré ou un répertoire musical et chorégraphique plus frivole y seraient peut-être plus appropriés ?

Crédits photographiques : © Julien Benhamou

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