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Les mondes sonores de Jean-Philippe Collard au TCE

Depuis combien d'années fréquente-t-il la scène du Théâtre des Champs-Élysées ? Un certain temps, aurait dit un humoriste d'autrefois… Il détient paraît-il le record du nombre de concerts dans la salle parisienne, et ce récital qui fête la parution de ses deux derniers albums à La Dolce Volta vient rajouter une date à la liste.

s'approche du piano peut-être encore plus lentement qu'à l'accoutumée, le visage fermé, grave. Assis il prend le temps d'un long silence. L'émotion est perceptible. Les mots, il n'en prononce guère sur scène. Ce soir-là ne fait pas exception. C'est une autre voix qui annonce auparavant sa dédicace de ce récital à l'ami pianiste Gabriel Tacchino, disparu depuis cinq jours. Est-ce la peine éprouvée qui affecte la Barcarolle n°1 op.26 de , jouée comme une valse triste un peu alentie, teintée d'une si touchante mélancolie ? Nul ne saurait l'affirmer tant la réserve du musicien, la grande sobriété de ses gestes n'offrent rien au regard que les mouvements mesurés de ses mains sur le clavier. Sous cette impassibilité apparente, s'ouvre dès que les doigts affleurent les touches un monde intime insoupçonné, des paysages sonores ondoyants, mouvants, où coulent les mélodies comme des cours d'eau, où les ciels s'illuminent et s'embrasent parfois, comme au milieu de cette Barcarolle. Harmonie et contrepoint se fondent ensemble dans le halo scintillant de la chatoyante Barcarolle n°3 op.42 à l'indicible charme. Dans la Barcarolle n°5 op.66, le musicien trouve un idéal point d'équilibre entre la générosité du son, la profusion des couleurs, et cette façon de donner de l'élan aux phrases, d'être dans leur incessant mouvement mais sans emphase, de colorer les basses sans lourdeur, sans qu'elles noient le cristal des aigus. Cinquante ans après leur première gravure, comme il a eu raison de remettre l'ouvrage sur le métier en enregistrant à nouveau les treize Barcarolles, mais il faut là se contenter de ces trois entendues, le pianiste ayant choisi d'interpréter ensuite la Sonate n°2 en si bémol mineur op.35 de . Dans une sonorité incarnée et sombre, il en joue le premier mouvement dans un sentiment de douleur intériorisé sous la noblesse de ton, avec une forme de réserve qui semble vouloir ignorer la pugnacité, le souffle haletant, voire la violence que l'on peut attendre dans ces pages. La Marche funèbre est elle poignante, et sa cantilène consolatrice tant elle recèle de douceur et de tendresse. Le finale Presto étonne : nimbé de pédale, immatériel, spectral, il est une ombre qui passe. 

La seconde partie du récital est consacrée à , dont il vient de publier le concerto pour piano, avec celui de Nikolaï Rimsky-Korsakov, et quelques une de ses pièces pour piano de sa première période créatrice. Après la verve romantique des deux pièces pour la main gauche – le Prélude op.9 n°1 et le Nocturne op.9 n°2 – la Sonate n°4 op.30 semble au départ se créer dans l'instant, presque note à note, en touches de couleurs juxtaposées. L'andante flotte rêveusement sans ligne prédéfinie, et la ténuité des sons ajoute à la sensation d'irréel, d'insaisissable étrangeté, de fragilité. Ce n'est peut-être pas l'ivresse ni réellement l'exaltation que l'on trouve dans le prestissimo qui suit, mais une incandescence, un crépitement solaire projeté irrépressiblement du dedans. L'Étude op.8 n°11 a aussi ce quelque chose de rêveur et d'indéterminé dans l'expression, tandis que l'Étude op.8 n°12 recèle un sentiment brûlant sous une douleur contenue. Après avoir entendu Arcadi Volodos, saisi par la plénitude de son jeu, il avait décidé de ne plus y toucher, mais s'est heureusement ravisé : Vers la flamme op.72 est sous ses doigts un cheminement, des ténèbres, des rythmes vacillants de vagues lueurs vers l'éclat d'une lumière d'or vibrante, intense, telle une hallucination. Après une longue ovation du public, le visage cette fois éclairé d'un grand sourire, il retourne au piano jouer l'Étude op.2 n°1 de Scriabine, et le choral « Num Komm der Heiden Heiland » BWV 659 de Jean-Sébastien Bach dans la transcription de Busoni, en dernière offrande.

Crédit photographique © William Beaucardet

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