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Biennale du Philharmonique de Berlin : Ligeti par Harding, Canellakis et Chamayou

La musique de Ligeti, enivrante et profonde, est mise en regard avec des œuvres qui ne la valent pas toujours.


Quand l'Orchestre philharmonique de Berlin rend hommage à un des grands compositeurs du XXᵉ siècle, né il y a cent ans, mort il y a 17 ans et un peu négligé depuis, on ne peut que s'en réjouir – en accord avec le grand public qui ne se fait pas prier pour remplir les salles. L'orchestre joue pourtant de malchance : Kirill Petrenko doit annuler sa participation au concert d'ouverture, et c'est qui le remplace avec un programme mutilé, une des rares créations prévues dans le festival étant remplacée par Sibelius et Britten ; la semaine prochaine, ce sera Matthias Pintscher qui prendra la place de Simon Rattle.

fait honneur aussi bien à l'orchestre qu'à Ligeti avec Atmosphères et Lontano, qu'il interprète de manière aussi saisissante qu'inhabituelle : point de machines ultramodernes rutilantes ici, mais de vastes paysages brumeux, étrangement émouvants, et pleins de mystère. Il y parvient entre autres par une dynamique et des tempi très retenus, qui donnent aux auditeurs l'occasion de plonger dans la matière sonore et d'admirer la diversité de texture du son Ligeti – on aurait simplement aimé entendre un peu plus de Ligeti que ces vingt petites minutes, d'autant que la Biennale laisse de côté beaucoup de très grandes partitions.

Au-delà des concerts orchestraux des Berliner Philharmoniker, cette biennale a pour vertu d'associer de nombreux solistes, mais aussi les autres orchestres berlinois, ici d'abord le Rundfunk-Symphonieorchester Berlin (RSB) : hélas, se montre dépassée par le concerto pour violon, qui sonne comme un déchiffrage brouillon de la partition sans trop savoir comment elle devrait sonner. L'œuvre peut certes parfois évoquer une forme de chaos, dans le premier mouvement notamment, mais c'est un chaos soigneusement organisé, pas un tohu-bohu laissé au hasard. On peine à juger le soliste dans ces conditions où le dialogue avec l'orchestre paraît impossible : la virtuosité est là, mais on ne parvient pas à distinguer une position interprétative distincte de sa part.

Le point faible de cette biennale apparaît déjà : Ligeti et son temps, plus précisément les années 1950 et 1960 qui transforment l'épigone de Bartók en un créateur unique qui capte les vibrations de son époque, c'est une belle entreprise, mais à condition que les œuvres de Ligeti soient mises en dialogue avec des œuvres à leur hauteur. Le concerto pour orchestre de Lutosławski (1954) donné par en deuxième partie de son concert avec le RSB est beaucoup plus maîtrisé que son concerto de Ligeti, mais il ne vaut guère qu'en contraste, pour illustrer le conformisme tiède d'un néo-classicisme qui semble ignorer les bouleversements des décennies précédentes. Plus intéressante est la perspective donnée par le concert dirigé par : les deux œuvres de Ligeti sont encadrées par trois œuvres qu'unit une perspective marine, les Océanides de Sibelius, les merveilleux Sea Interludes de Britten et La mer de Debussy : le thème est le même, mais la perspective fort dissemblable, l'idée centrale étant sans doute que les œuvres orchestrales de Ligeti, avec leur surface changeante et inépuisable, ont quelque chose du jeu des vagues et du soleil sur la mer. Le grand style mythologique de Sibelius est ce qui est le plus réussi dans l'interprétation de Harding, avec les cordes proprement magiques qu'on attend de cet orchestre ; chez Britten, hélas, il privilégie une approche très dramatique qui ne laisse pas les vastes horizons marins et leurs profondes résonances humaines. Il en va un peu de même pour La Mer de Debussy qui clôt le programme, tube qui n'apporte pas grand-chose dans ce contexte.

Quelques jours plus tard, la biennale aborde la musique pour piano de Ligeti et de son temps, avec un programme bien composé et passionnant de autour de Musica ricercata. En première partie, deux pièces très dissemblables mais composées toutes deux en 1945. Dans la belle pièce de Cage pour piano préparé, où le timbre original de l'instrument ne transparaît que par moments ; ce qu'on y entend est beaucoup plus proche des percussions du gamelan indonésien, non sans échos moins glorieux à un exotisme de chanson colonial façon Ma Tonkinoise. La sonate « 27 avril 1945 » de Karl Amadeus Hartmann, dont le titre fait référence au flot de déportés qui passe sous ses fenêtres lorsque les nazis évacuent le camp dans les derniers jours de la guerre, est plus classique dans son expressivité immédiate, sans débordements émotionnels. On passera vite sur les Cinque Variazioni de Berio qui ouvrent la deuxième partie, à peine moins sur Cantéyodjayâ de Messiaen, une œuvre de 1949 qui évoque elle aussi l'extrême-orient, de façon plus distanciée que chez Cage ; ces deux œuvres préludent au vrai chef-d'œuvre de la soirée, les onze courtes pièces de Musica ricercata que Chamayou joue avec une certaine réserve qui n'empêche pas la malice et l'intrépide esprit d'aventure de Ligeti de percer. Composée au cœur de la glaciation stalinienne, sans accès à la musique moderne d'Europe occidentale et ambitionnant de repartir de zéro (une note, un intervalle, un motif de Frescobaldi), la partition est à la fois pétillante d'invention formelle et éminemment divertissante.

En bis, avant une étude de Ligeti, Chamayou choisit d'interpréter une étude d', qui a été une élève de Ligeti (et que le festival Présences vient d'honorer à fort juste titre). Nos confrères du magazine Van ont critiqué la biennale pour une programmation dont les femmes sont totalement absentes (alors qu'on aurait pu se passer du récital complaisant et vain du chansonnier Tim Fischer, supposé représenter les années 1950-1960 sous l'angle de la musique légère), et Chin était le nom le plus évident pour enrichir le programme en ce sens : un simple bis n'est pas suffisant, mais il est bienvenu.

Crédits photographiques : © Stephan Rabold

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