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Ligeti sous les archets des Diotima

aurait eu 100 ans en 2023, une année-anniversaire qui est l'occasion pour le de graver les deux quatuors à cordes du maître hongrois, qui manquaient encore à sa riche discographie. Deux mouvements pour quatuor à cordes datant de la première période hongroise du compositeur complètent ce nouveau CD paru chez Pentatone.

On chercherait en vain dans Andante et Allegro pour quatuor à cordes (1950), joués avec beaucoup de soin par les Diotima, quelques indices annonciateurs du génie ligétien qui va éclore dans les années qui viennent ; et l'on mesure l'évolution fulgurante de l'écriture du jeune compositeur, et son refus d'une esthétique conforme aux directives du Parti, à l'écoute de son Quatuor n° 1 sous-titré Métamorphoses nocturnes (1953-54). « La forme est fondée sur les ruptures », dit très justement Philippe Albèra qui rédige les notes de programme : des ruptures de tempi, de registres, de caractères (grazioso, capriccioso, mesto, subito prestissimo, etc.) interviennent au cours des douze mouvements (le chiffre n'est pas anodin) qui s'enchaînent. Le dessin mélodique énoncé au violon, qui sert de fil rouge à la trajectoire, doit encore beaucoup à Bartók mais la manière de le présenter sur fond de lignes ascensionnelles est déjà ligétienne. Les Diotima en offrent une interprétation très en relief, avec une attention au timbre et des contrastes saisissants entre énergie et fragilité, pulsion mécanique et veine expressive, plénitude et filtrage du son : ainsi ce vivace, capriccioso (2) et ces Prestissimos vertigineux (4 et 11) dont la dimension percussive (« pizz Bartók ») pulsent la matière avec une acuité rythmique et une synchronie des gestes qui sidèrent. Le soin accordé aux textures, l'écoute mutuelle et la finesse du jeu des quatre archets ne laissent d'impressionner, servant avec le même bonheur la veine plus ludique (9) voire théâtrale (10) de l'écriture ligétienne. L'Andante tranquillo, au mitan de la trajectoire, qui nous fait aborder d'autres rivages sous l'archet sensible des interprètes, est l'un des instants privilégiés de cet enregistrement.

Quatorze années séparent les deux quatuors à cordes de Ligeti. Si le premier referme la période hongroise du compositeur, le second s'inscrit dans sa phase de maturité, durant laquelle il explore les ressorts de la micro-polyphonie et l'art de la mobilité dans l'immobilité. Exit le dessin mélodique et la netteté des contours au profit des textures et du timbre qui prévalent dans l'écriture du Quatuor à cordes n° 2 (1968). Notons tout de même que l'œuvre s'articule en cinq mouvements, comme les quatuors n° 4 et n° 5 de Bartók, ménageant, à leur image, une certaine symétrie par rapport à l'axe central du 3ème mouvement. Après une « mise à feu » énergétique, les Diotima donnent à entendre différentes facettes d'un objet sonore scruté au millimètre près, entre musique vibratile et gestes un rien violents qui zèbrent la toile sonore. Les hauteurs sont brouillées, les contours effacés et le temps lisse dans le 2 : cette musique d'insectes est observée dans ses moindres détails par les musiciens. La pulsation et les pizzicati sont à l'œuvre dans le mouvement central, Come un meccanismo di precisione, dont les procédés de déphasage rythmique chers au compositeur sont restitués avec la plus grande finesse par les quatre virtuoses. Le mouvement d'humeur du quatrième mouvement, très court, préfigure, sous les archets implacables des Diotima, le courant saturationniste et ses excès d'énergie. L'Allegro con delicatezza est pure merveille, musique de l'éphémère et de l'impalpable rendue par le jeu subtil des interprètes. Les textures arachnéennes se tissent et se désagrègent in fine, comme un nuage défait par la brise. L'exécution d'une haute technicité et toujours très analytique des Diotima ne brime nullement le frémissement poétique qui parcourt tout le dernier mouvement.

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