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Ligeti avant Ligeti, des origines au départ de la Hongrie

Maître du son nouveau, de la micropolyphonie, des superpositions rythmiques les plus complexes, d'un renouvellement de la pensée harmonique, Ligeti opère par une permanente remise en question de ses propres acquis. Au long d'une carrière de soixante ans, le compositeur effectue une synthèse mature d'éléments a priori disparates, du folklore magyar aux premiers essais électroniques, des patterns mensuralistes de l'Ars subtilior à l'exploration des polyphonies subsahariennes, des concepts du philosophe Karl Raimund Popper aux fractales des ensembles du mathématicien Benoît Mandelbrot. Voilà l'œuvre de qui aurait eu 100 ans le 28 mai 2023.


L'Atelier du compositeur, le second volume des écrits de Ligeti publié par les éditions Contrechamps, s'ouvre par une petite cinquantaine de pages d'esquisses autobiographiques, confidences personnelles plutôt rares sous la plume d'autres compositeurs fondamentaux des soixante-quainze dernières années. Pierre Boulez, par exemple, s'auto-jugeait « compositeur sans biographie » !

Ligeti  y évoque ses rapports ambigus à toute communauté religieuse, linguistique ou nationale. Il est né en Transylvanie, ce qui à l'heure d'aujourd'hui ferait de lui un ressortissant roumain. Mais ses parents hongrois quittèrent Budapest pour Dicsözenmàrton, ville où il naquit, le 28 mai 1923,  dans une région à l'époque encore sous domination hongroise. La famille originellement installée prés du lac Balaton était de langue allemande, comme en témoigne les patronymes parentaux originaux : Auer (en français Desprez), Ligeti étant, vu la politique d'assimilation forcée post-Grande Guerre, une traduction magyare très approximative signifiant plutôt en français Dubuisson.

Il est donc lointain parent avec le violoniste Leopold Auer, co-fondateur de l'école russe de violon dans la seconde moitié du XIXᵉ siècle. Sa mère porte le patronyme de Schlesinger (le même que Bruno Walter, sans aucun lien de parenté a priori). Il est ainsi juif de naissance, mais assimilé, n'est donc pas membre de la communauté religieuse, sans être chrétien non plus, puisque non baptisé. Ce permanent déraciné s'amusera de son destin à l'âge adulte puisque naturalisé autrichien. Citoyen du monde, il vivra surtout en Allemagne, en Suède ou aux Etats-Unis, et parlera la langue de Goethe mâtinée d'un fort accent hongrois !

Si la communauté d'origine juive, malgré un antisémitisme rampant, fut relativement épargnée en ces contrées jusqu'au printemps 1944, le gouvernement pronazi de Sztójay, installé alors, permettra, hélas, à Eichmann de mettre en place des déportations massives de la Solution finale vers les camps de la mort durant les derniers mois du conflit mondial. Le père Ligeti – un économiste aux visées socialistes – et son frère Gabor, promis sans doute à une belle carrière de violoniste, n'en reviendront pas. Sa mère, docteur en médecine, sera une survivante d'Auschwitz, et György pourra traverser la guerre au vu de son enrôlement dans des unités de STO et à la suite de plusieurs évasions rocambolesques, qu'il narre dans le détail au fil de ses récits.

Ferenc Farkas © Emd Editions

Les esquisses autobiographiques tracent le portrait d'un enfant surdoué (il peut lire dès ses trois ans), « haut-potentiel », parfois rêveur (il conçoit déjà dans son imaginaire d'improbables et longues symphonies, dit-il) ayant de réelles affinités musicales, même s'il n'étudiera sérieusement le piano et le violoncelle que sur le tard, passionné par les univers algébriques et par les premiers balbutiements de la biochimie moléculaire. Néanmoins, au vu des lois « raciales » déjà en vigueur à Cluj, où l'accès aux écoles polytechniques étaient frappées d'un numerus clausus pour les Juifs et assimilés, il doit se rabattre sur des études musicales à l'université hongroise de la ville, sous la férule de Ferenc Farkas (1905-2000), compositeur assez secondaire, mollement opportuniste au fil des changements de régimes politiques, mais pédagogue hors pair, lui enseignant la maîtrise de la polyphonie et de l'instrumentation qu'il avait héritées de son maître Respighi. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, le jeune Ligeti poursuit, malgré bien des tracasseries administratives, ses études à Budapest sous la férule de l'éminent, intègre, mais plus rude Sandor Veress (1907-1992), qui lui inculquera la discipline et la logique musicales poussées dans leurs derniers retranchements par les facultés de l'analyse. Dans cette classe, naîtra une indéfectible amitié envers son condisciple et quasi exact contemporain Gyorgy Kurtag, né en 1926.

Sandor Veress en 1952 © Christian Moser / site de Claudio Veress

Pour le jeune Ligeti, outre Veress, Bartók (1881-1945)  constitue un idéal éthique et musical. Comme collaborateur du musée ethnologique en 1949-1950, il se consacre à la retranscription des chants populaires captés sur rouleau de cire par son modèle. Se sentant peu qualifié pour ce travail, il abandonne le poste au grand dam de Zoltan Kodaly (1882-1967) pour se consacrer davantage à ses travaux personnels.

Sous la férule d'un régime communiste prosoviétique plombant une vie musicale jusqu'alors diversifiée, toute musique « moderne » – y compris les dissonances bartokiennes – est proscrite. Ainsi naîtront les deux mouvements isolés pour quatuor à cordes de 1950, imprégnés d'un folklore imaginaire par delà un académisme délibéré, car écrits pour l'épreuve finale des classes de compositions et l'adaptation ou composition de nombreux chœurs a capella folklorisants.

La Sonate pour violoncelle seul (1947-1953) sera interdite par les comités de publication et d'exécution publique, même si elle pourra, in fine, être enregistrée par la radio nationale, mais jamais  diffusée. Elle ne sera créée publiquement qu'en 1983 ! Il en ira de même pour le Concert Romanesc de 1951, pourtant d'inspiration « populaire », un peu conçu dans la même veine « populaire » au sens noble du terme, mais en moins avancé esthétiquement, que le quasi contemporain Concerto pour orchestre (1954) de Witold Lutosławski, qui vit à l'époque les mêmes déboires compositionnels en Pologne : l'œuvre du Magyar sera  interdite pour une seule dissonance dans le quatrième mouvement  (un fa contre un fa dièse) !

La Musica riccercata (1951-52), suite de onze pièces pour piano basée sur une complexité croissante vu des motifs de plus en plus « longs » de une à onze notes, non utilisés comme des pseudo-séries schoenbergiennes, ceci dit, sera créée telle quelle en Suède seulement en 1969, même si le compositeur en arrangera quelques-unes d'entre elles pour quintette à vents (les six Bagatelles, créées en 1956, l'année de l'insurrection réprimée par les chars soviétiques) qui connaîtront aussi diverses adaptations – huit d'entre elles à l'accordéon par Max Bonnay, la onzième hommage à Frescobaldi ayant aussi fière allure à l'orgue. Stanley Kubrick, grand admirateur ligétien s'il en est, en utilisera des fragments dans son film Eyes Wild Shut. Si certains commentateurs ont pu faire un rapprochement avec les Mikrokosmos de Bartók, celui-ci s'avère infondé, car les sept cahiers du grand œuvre pédagogique du maître révéré avaient été publiés par Bossey and Hawkes et étaient donc  à l'époque indisponibles en Hongrie communiste !

Sorte de synthèse la plus avancée de toute cette période et hommage délibéré aux quatuors de la période médiane bartokienne, pensé « pour le tiroir », sans aucune perspective de création à court terme, le magnifique premier quatuor à cordes, Métamorphoses nocturnes, (1953) parfaite œuvre de synthèse de cette manière « pré-historique » ne sera créé qu'en 1958 à Vienne, une fois le maître passé à l'Ouest, en compagnie de ses amis exilés du Quatuor Ramor : il est devenu à juste titre un des grands classiques du XXᵉ siècle pour la formule, et une des œuvres les plus célèbres du compositeur grâce à son accessibilité immédiate.

Crédits photographiques : Portrait © Guy Vivien

Premier volet du dossier « , pour un centenaire »

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