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Déchirante relecture de Siberia à Bregenz

Ressuscité en concert par le Festival Radio France Montpellier en 2017, puis sur scène par le Mai Musical Florentin en 2022 (DVD Dynamic), le septième des treize opéras d' bénéficie, à Bregenz, de la relecture attentive de .

Dans une belle logique programmatique, l'édition 2022 du Festival de Bregenz a réuni deux opéras déjà liées par le destin : l'un (Madama Butterfly) n'étant pas prête, c'est l'autre (Siberia) que La Scala créa en 1903. Si l'opéra de Puccini fut, quelques mois plus tard, le four que l'on sait, celui de Giordano fut un succès. L'Histoire a tranché depuis. Et aujourd'hui, il faut tout le talent d'un metteur en scène pour intéresser de bout en bout à Siberia, partition certes d'une efficacité à la Korngold, mais, mis à part son habile phagocytage du folklore russe (dont les Bateliers de la Volga), d'une inspiration mélodique presque banale.

Illica, librettiste des deux œuvres, a puissé le matériau de Siberia chez Tolstoï (Résurrection) et Dostoïevski (Souvenirs de la maison des morts) pour conter en trois actes (La Femme/L'Amante/L'Héroïne) le chemin de croix de Stephana, sorte de Traviata russe bien décidée à échapper à son souteneur (Gleby) en suivant son amour (Vassily) jusqu'au goulag, et, comme dans tout bon mélodrame lyrique, jusqu'à la mort. Un scénario qui en vaut un autre, que Barkhatov pare cependant du plus vif intérêt en lui superposant la présence d'un personnage supplémentaire : la fille des amants disparus. Née au goulag, elle est, dans la Rome de 1992, une vieille dame à qui la vie semble avoir souri. Munie d'une urne funéraire, elle entreprend un long voyage sur les traces de ses parents. De très belles vidéos en noir et blanc nous conduisent, sur ses pas, dans l'hiver russe d'un Saint-Pétersbourg pris dans les glaces, puis dans la Sibérie d'aujourd'hui. Quelques nécessaires contorsions (la comédienne qui incarne la voyageuse dans le temps s'empare de phrases chantées habituellement par d'autres) achèvent de rendre fluide cette émouvante immixtion passé/présent. Le procédé fonctionne à merveille, dont l'empathie atteint son acmé au terme d'un dénouement déchirant : la vieille dame, revenante qui n'a cessé d'aller et venir entre des personnages qui ne la voyaient pas, redevient l'ex-enfant sans père ni mère lovée dans les bras de ses parents, après avoir dispersé les cendres de son frère pile à l'endroit où sa mère avait expiré, aujourd'hui une froide cour d'immeubles où, dans le XXe siècle finissant, deux enfants jouent sous les yeux de leur père, tous trois bien vivants et inconscients du drame qui s'est joué et se joue sous leurs yeux.

Miroir qui mire le passé, ou papier peint qui habille et déshabille les murs, l'astucieux décor coulissant de Christian Schmidt apporte son propre lot de pièces à conviction dans un enquête qui (c'est le seul point noir de ce DVD) n'est pas suivie avec une attention suffisante par la caméra-greffière de Tiziano Mancini (les moments-clés du passage de la vidéo à la réalité au début du II et au III restent à charge de l'imagination du spectateur) et qui n'est pas toujours facilitée par l'absence de sous-titres français (une première pour une parution estampillée Bregenz). La direction d'orchestre () arbore quant à elle un dramatisme idoine, qualité que l'on retrouve dans chacun des rôles d'une distribution sans fausse note : choeur et comprimarii impeccables (le percutant Prince Aleksi d'Omer Kobljak, la Nikona éplorée de ) autour du trio infernal formé par l'ignoble Gleby de , du vaillant Vassily d'Alexander Milhailkov, ténor probe et précis qui forme avec la Stephana puissante d', un couple des plus crédibles. A tous, il faut néanmoins reconnaître que, dans cette mise en scène de lèse-majesté pour un opéra vériste, la passagère clandestine de Barkhatov, incarnée par la merveilleuse , n'est pas loin de voler la vedette. Finalement pour cet opéra oublié, un voyage assez inoubliable.

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