- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Dérapage contrôlé de Jean Rondeau dans le répertoire pianistique

Dans ce récital, il faut déjouer un certain nombre de subterfuges pour se rendre compte qu'il ne s'agit somme toute que d'un pot-pourri, où s'octroie des échappées hors du répertoire du clavecin vers celui du pianoforte, et finalement du piano, ce qui n'est pas sans audace.

Il faut d'abord faire fi de la couverture du CD, qui pourrait faire croire à une ascension mystique, alors que les différents « Gradus ad Parnassum » dont il est question ne sont que des traités de contrepoint (celui de Fux) ou des exercices de virtuosité (celui de Clementi). Ensuite, il faut ne pas se laisser rebuter par le texte verbeux de présentation (non-signé mais sans doute de ), qui n'apprend pas grand-chose d'utile. Enfin, il faut ne pas se laisser berner par la structure de programme en A-B-C-D-C-B-A, qui nous emmène peu à peu vers les limites de la légitimité pour nous y ramener ensuite. Ceci peut fonctionner en récital pour récolter les applaudissements en fin de programme, mais pas en disque, où chaque pièce peut être écoutée indépendamment des autres et doit trouver en elle-même sa propre justification.

Une fois ces fumées dégagées, on peut apprécier chaque pièce, et il y en a, effectivement, de fort appréciables. Première et dernière plages de l'album : Palestrina. On y retrouve les qualités de déjà observées lors de son précédent récital Melancholy grace. Superbes de couleurs, de respiration, de méditation et finalement d'ivresse, ces deux Ricercar sont de la plus haute élévation. Avec Fux, Jean Rondeau s'efforce à retrouver les dynamiques de Palestrina, mais avec les ornements de virtuosité qui sont de son siècle. Ce dialogue Fux-Palestrina est assez réussi, et illustre bien le Gradus de Fux, présenté justement par lui comme un dialogue avec le maître Palestrina. Haydn passe encore assez agréablement. Mais Haydn doit-il être seulement agréable ? Les compensations dont use Jean Rondeau pour adapter cette sonate du pianoforte au clavecin sont faibles : le jeu des registrations, les rubatos divers, la virtuosité appuyée… sont peu efficaces à pallier l'impossibilité de nuancer et à créer un climat préromantique. La Sonate n° 31 reste ici une simple décoration musicale, brillante mais assez creuse. Ce n'est pas déplacé pour un Divertimento, mais c'est insuffisant pour du Haydn. Dans les Clementi, pièces réputées simplement techniques, les transcriptions de Jean Rondeau parviennent à instiller un supplément d'âme, avec une introspection sereine dans l'Étude n° 45, et un beau rêve dansant dans la n° 14. Beethoven au clavecin ne dépasse pas le stade de la bizarrerie innocente, et Debussy celui de la pochade d'écolier insolent. Ceci d'ailleurs colle assez bien, puisque le propos de Debussy était de se moquer de Clementi et de son Gradus dans ce morceau des Children's Corner. L'humour se met en abyme…

Hélas, avec Mozart, la limite de l'acceptable est dépassée. La Fantaisie n° 3, avec des graves et des silences renforcés, arrive encore à convaincre de sa parenté avec Fux, Fischer et Froberger, mais dans l'andante de la Sonate n° 16, rien ne va plus. Ce n'est pas le clavecin en soi qui est en cause, mais bien le claveciniste. Jean Rondeau ne peut pas cacher ses tics de dynamique avec des petits ralentissements malvenus par-ci par-là qui font hoqueter la phrase mozartienne. Là, il faut brandir le carton rouge : si Mozart ne chante pas bien, c'est qu'il est raté. Dans la série des transcriptions de ce morceau hyper-célèbre, les Swingle Singers, avec leur rigueur métronomique jazzy, étaient autrement authentiques et mozartiens. C'est finalement un disque peu nécessaire et qui ne démontre pas grand-chose, sauf l'accointance de Jean Rondeau avec les Anciens italiens, Palestrina et (comme on l'a déjà senti) Frescobaldi, et c'est sans doute dans ce répertoire qu'il devrait guider ses explorations sonores et intellectuelles.

(Visited 1 241 times, 1 visits today)