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Empreintes saxophonistiques, dans l’énergie du son avec Thierry Alla

En lien étroit avec l'ensemble bordelais Proxima Centauri et le/les saxophones de à qui il a dédié bon nombre de ses pièces, le compositeur et musicologue , trop tôt disparu, semble avoir construit son univers sonore autour de « l'instrument phare » qu'est pour lui le saxophone et dont témoignent les dix-sept pièces de ce double album monographique.

Du solo au quatuor, les dix premières (CD-A) s'échelonnent sur vingt-cinq ans de composition (de 1990 à 2015), présentées non pas chronologiquement mais en remontant dans la tessiture de « l'instrument roi », de la basse au sopranino. À et son saxophone basse revient donc l'honneur d'ouvrir l'album avec Ancestral (2011) où elle doit également mettre un tam en résonance. Sollicitant l'électronique, l'œuvre est emblématique de l'esthétique du compositeur : travail sur la résonance et la richesse du spectre (sons multiphoniques du saxophone basse) et convergence des trois sources sonores invitant à une écoute immersive. Amoureux du son dont l'exploration passionnée aura animé toute sa recherche, regardait vers la musique spectrale sans toutefois adhérer à l'esthétique proprement dite. Au saxophone baryton de Pariétal (2003), le compositeur associe la voix de l'interprète comme prolongement, modulation et coloration du son instrumental, conférant une dimension narrative à l'une des pièces les plus séduisantes de l'album : souffle et slaps sont relayés par des multiphoniques somptueux découvrant progressivement les composantes du spectre sonore ; deux interprétations tout aussi fascinantes sont proposées dans l'album, celle de (3) et d' (8). On aborde un registre plus clair avec le saxophone ténor d' dans Discoïdal. C'est l'allure vibrionnante et l'énergie cinétique du son que recherche Alla dans une composition inspirée par les stèles mortuaires basques de formes circulaires : vitalité de la matière et des trajectoires d'une ligne instrumentale qui finit par se figer dans les graves. Dans Le chant de l'éveil (2009) pour deux altos, et Pauline Alla (la fille du compositeur) jouent également des percussions (bois et métaux) placées à portée de bras : jeu d'hybridation subtil entre saxophones et percussions, l'écriture instrumentale s'aventurant jusqu'aux seuils des registres. Digital (1995), écrit pour le saxophone soprano de M.B. Charrier, cerne également au mieux les objectifs du musicien via un travail très fin sur les multiphoniques : fragilité de l'image sonore révélée et aspect vibratoire du son que l'interprète restitue avec une étonnante maîtrise. Musique liminale, aurait dit Gérard Grisey, au sujet d'Inaugural (2015) pour saxophone sopranino que Jesús Núñes porte jusqu'aux confins du registre aigu ; singulière également est cette manière quasi obsessionnelle chez Alla d'entretenir la tension énergétique pour que le son vive et vibre dans l'espace.

Dans Trichromie, les trois saxophones sopranos (Pauline Alla, Matthew Taylor et ) déploient leurs lignes au 1/4 de ton près. Le chatoiement est délicat et le frémissement subtil d'une écriture qui trémole. Le jeu rythmique à trois diversifie le geste et génère un kaléidoscope de figures et de couleurs. Offshore (1990) est la pièce la plus ancienne de l'album, écrite pour quatuor de saxophones (Quatuor de Bordeaux) et inspirée par les bateaux à grande vitesse dont le compositeur encore étudiant veut traduire l'énergie bruiteuse : épaisseur, allure, étendue, masse et dynamique sont autant de qualités du son, répertoriées dans le solfège schaefferien dont était familier, et mises à l'œuvre dans une partition des plus radicales.

Chaman qui referme le premier CD aborde la dimension ritualisante qui affleure souvent dans l'œuvre d'Alla : formule rythmique répétée où s'entendent les voix des célébrants dans une pièce qui s'inspire des rituels amazoniens. La seconde partie quasi incantatoire nous plonge au cœur de la matière sonore.

La majorité des pièces du second CD, allant de la musique d'ensemble à l'orchestre, sont des captations live, avec ou sans électronique. Étonnante et festive, Artificiel recompose, avec flûte, saxophone, percussion et électronique, l'éclat jouissif des feux d'artifice et leur trace sonore dans le noir du ciel, jusqu'à l'effacement complet. Abyssal (2008) convoque également l'électronique (Christophe Havel) au côté de l'ensemble instrumental, celui de Proxima Centauri : flûte, saxophone, piano et percussions. Abyssal, comme l'indique le titre, est une descente vers les régions les plus sombres dont le piano-harpe (joué dans les cordes) prolonge les résonances bruiteuses… avant la lente émergence vers la lumière amorcée par les claviers des deux percussionnistes. Instantanés (2005) pour sept instruments brosse un panorama sonore de l'Andalousie en cinq tableaux très contrastés, passant d'une musique vibratile et rayonnante, fouettée par les à-coups tranchants de la percussion (Éventails, Mise à mort), à l'aridité du maracas et au dénuement instrumental (Déserts). Pénitents entretient le ressassement et la puissance du geste rituel quand Duende (possession) tend le discours jusqu'au climax. C'est le jeu énergétique de la flûte et du saxophone sopranino battu par la caisse claire qui lance Stress (2015). La partition avec électronique est écrite pour Proxima Centauri. L'ambitus sonore fait le grand écart (piccolo contre saxophone basse) avant les remous d'une coda où l'angoisse perdure à travers la respiration/halètement des interprètes. In darkness (2016) est la pièce la plus récente de l'enregistrement, invitant autour des musiciens de Proxima Centauri le groupe Oh Ton (percussion, guitare et basse électriques) ainsi que l'électronique : champ de forces obscur où se fondent les sources sonores, entretenant la résonance et la tension d'une matière toujours en mouvement. Comme Instantanés, Aérienne pour cinq instruments enchaîne différents tableaux sans ruptures apparentes, ramenant dans Khamsin, un des très beaux moments de ce CD, la matière granuleuse du maracas et les lignes délicates et microtonales des deux saxophones en flottement.

Le/les saxophones (basse puis alto et soprano) sont au centre du dispositif orchestral dans Sanctuaires, dont les multiphoniques et autres composantes du spectre sonore déployé par la soliste (impériale M.B. Charrier) trouvent leur résonance et prolongement dans l'élan d'une percussion très active. L'œuvre est inspirée des différents visages de Bangkok, activant de manière très spectaculaire le processus ascensionnel de la ligne, une des constantes allaïennes synonyme de mouvement et de tension vers un climax toujours envisagé.

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