Les gambistes du XVIIIe siècle ont dû, tôt ou tard, se rendre à l’évidence : le violoncelle, ce nouvel instrument italien au son puissant va leur disputer le ring.
La « Mara », la vedette des violoncelles de Stradivari, créée en 1711 et jouée aujourd’hui par Christian Poltéra (CH) © Image libre de droit
Un premier manuel de 1741 signé par Michel Corette de Paris, ne couvre que le niveau élémentaire, mais le violoncelle avait déjà remporté bien avant ses premiers triomphes avec les sonates et les concertos de Vivaldi, sans parler des œuvres de Geminiani, de Porpora ou de Bach. Ce n’est qu’avec Jean-Louis Duport (1741-1819) que la théorie va explorer le potentiel de cet instrument, concrètement dans son Essai sur le doigté du violoncelle. Son frère aîné, Jean-Pierre, pousse la virtuosité plus loin encore, en explorant les zones limitrophes de la touche, flageolets et doubles-cordes compris.
Jean-Louis Duport © Image libre de droit
Jean-Louis Duport se produit dans plusieurs pays, et lors de son passage à Ferney, il joue pour Voltaire qui lui dit, interloqué par les finesses sorties de cet instrument grossier: « Duport, tu sais transformer un bœuf en rossignol ! » En 1773, il va occuper le poste de soliste dans l’orchestre de la Cour de Potsdam où il rencontre Mozart venu se présenter en 1789 et dont les trois quatuors KV 575, 589 et 590 offrent une arène au violoncelle puisque dédiés au roi Frédéric Guillaume II, violoncelliste amateur. En 1796, c’est l’arrivée du jeune Beethoven à Potsdam auprès du roi, le dédicataire des deux premières Sonates pour violoncelle et piano op. 5 que le compositeur exécute avec Duport devant sa majesté. Après la défaite de la Prusse de 1806, Duport retourne à Paris où Napoléon lui demande un jour comment il faut tenir cet instrument encombrant. En l’empoignant lui même, l’empereur lui occasionne des griffures avec les éperons de ses bottes. Ce Stradivarius dénommé plus tard « Duport » passera dans les mains de plusieurs grands maîtres… jusqu’à Rostropovitch. Duport a laissé de nombreuses pièces et des concerts, mais la portée de son œuvre relève de ses Vingt et un exercices, programme incontournable dans l’enseignement du violoncelle.
Pendant que J.-L. Duport règne en maître au Conservatoire de Paris, la presse allemande s’extasie sur « le roi des violoncellistes » d’outre-Rhin, le « premier virtuose de son instrument » : Bernhard Romberg. Sa carrière débute à Münster, dans l’orchestre du prince Maximilian Franz où il se lie d’amitié avec son jeune collègue à l’alto, un certain Beethoven. Le futur compositeur tiendra Romberg toujours en grande estime et lui proposera un concerto pour violoncelle, mais ce dernier lui fait modestement savoir que ce serait inutile, vu qu’il ne joue que ses propres œuvres !
Bernhard Romberg © Image libre de droit
Né en 1767 en Basse-Saxe, le jeune virtuose va sillonner l’Italie avec son cousin Andreas, violoniste et compositeur : Venise, Rome et Naples, où les deux sont parachutés dans l’effervescence d’un grand centre musical de l’époque. À Hambourg, les deux Romberg s’installent dans l’orchestre de l’opéra pour deux ans, tout en se produisant à l’occasion comme solistes de leurs propres concertos. Romberg passe par Londres et Lisbonne, exhibant ses talents à la Cour du roi Charles IV à Madrid, le point culminant de ce voyage. La rencontre avec Boccherini sur place n’est qu’accessoire, le maître s’étant retiré des activités de la cour. Nommé professeur de violoncelle au Conservatoire de Paris en 1800, il est considéré comme le meilleur violoncelliste du lieu (Duport se trouve depuis longtemps à Berlin). Son départ en 1802 s’explique par les querelles au sein du conservatoire. Romberg se lance dans un marathon de concerts à l’étranger, toujours couronnés d’éloges, avant d’occuper le poste du premier violoncelle à la Cour Royale de Berlin en 1805 où il se voit confronté aux frères Duport, ses rivaux, mais son statut lui permet d’aller diffuser ses propres concertos ou ses quatuors à Hambourg, à Leipzig et à Vienne, où ses deux concertos sont frénétiquement applaudis. Son opéra Ulysse et Circé suscite par contre des réactions mitigées. Lors de ses prochaines tournées à travers l’Allemagne, il se fait accompagner par sa femme et ses trois enfants. Un séjour prolongé à Münster va lui permettre de vivre un peu en famille et de se consacrer davantage à la composition. Mais les ramifications de son réseau le poussent à de nouvelles conquêtes.
La Russie d’abord. Son jeu devant la famille du Tsar Alexandre 1er lui ouvre les portes de la haute noblesse russe de St-Pétersbourg, bénéficiant d’ailleurs d’appointements généreux. À Moscou, Romberg apprend le décès de la reine Luise de Koenigsberg à laquelle il se sentait très attaché lors de son séjour précédent, ce qui lui inspire sa Symphonie funèbre op. 23, la composition la plus accomplie de Romberg selon la critique. Un prochain concert en Ukraine le met en contact avec tout un essaim d’excellents musiciens venus à Kiev. Mais le séjour est sans répit : Napoléon ‘ante portas’ de Moscou, Romberg et son pianiste Ferdinand Ries décident en 1812 de partir en direction de la Scandinavie où le violoncelliste joue à Stockholm le concerto en fa dièse mineur, son morceau privilégié, où dès les premières mesures il se met à folâtrer dans les aigus :
De retour à Berlin, Romberg s’intègre dans l’élite de la vie musicale. Ses compositions sont bien accueillies, entre autres son Concerto pour violoncelle no. 6 appelé « concerto suisse » aux échos des pâturages alpins. Le poète E.T A. Hoffmann lui atteste une « pleine liberté du jeu, la maîtrise absolue de son instrument. » Ses prestations comme maître de chapelle à la cour ne sont pourtant pas aussi prometteuses que son activité de soliste, si bien qu’il reprend ses tournées : Scandinavie, Prague, Varsovie, Amsterdam, Paris, Vienne, Milan, Zurich, Londres… et de nouveau la Russie entre 1820 et 1835, à part l’aventure de sa fabrique de piano fondée à Hambourg, une entreprise vouée à la faillite.
Les voyages finissent par épuiser notre soliste. Il meurt en août 1841 à l’âge de 74 ans à Hambourg, son dernier domicile. Que reste-t-il du « roi des violoncellistes » ? 10 concertos, 11 quatuors, 4 trios, 5 divertimentos et des œuvres variées. Même si notre globetrotteur n’a guère disposé du temps pour l’enseignement, on parle d’une « École Romberg » : le développement d’une sonorité romantique ample, les nouveautés de la technique dans les aigus de la touche ainsi que ses études ont profondément marqué les solistes qui lui ont succédé.
Entre la carrière comme soliste et la vocation comme pédagogue, Friedrich Dotzauer a décidé de se consacrer essentiellement à l’enseignement. Né en 1783 dans le duché de Sachsen-Meiningen, le jeune Dotzauer se rend à Leipzig où il rencontre Romberg dont il maîtrise déjà les morceaux les plus difficiles. À 28 ans, il est nommé premier violoncelliste de l’orchestre de la Cour de Dresde où il n’arrête pas de composer, mais de ses 160 œuvres il ne reste que le volet pédagogique : son École du violoncelle en 4 volumes, ses études à l’intention de tous les niveaux, de l’élémentaire jusqu’à la virtuosité haut de gamme, comme par exemple cette étude pour le trille en position de double-cordes à tous les niveaux de la touche :
Afin d’enlever aux études le côté trop rigoureux, trop « Czerny-like », certains maestros ont camouflé l’objectif technique dans des compositions plus alléchantes, comme c’est le cas des Douze Caprices op. 7 ou des Études op. 35 d’Auguste Franchomme de Paris, le successeur de J.-L. Duport. Chopin lui a dédié sa Sonate en sol mineur op. 65, où le violoncelliste précise en exergue : « Partie de Violoncelle de la sonate pour Piano et Violoncelle écrite par moi sous sa dictée, Franchomme. »Ou alors le Hambourgeois Sebastian Lee (*1805) qui a laissé à nous autres violoncellistes – las de l’aridité de ces gammes et arpèges – ses « exercices mélodiques », un compendium qui réjouira tout élève désireux d’aromatiser un peu son travail quotidien.
Le Conservatoire Royal de Bruxelles doit sa renommée de « haut-lieu du violon » au Concours de la reine Élisabeth, mais la fondation de l’école belge remonte au milieu du siècle, au violoniste Bériot et au violoncelliste Adrien François Servais, son collègue (*1807). Servais est appelé au premier pupitre de l’orchestre de la Cour par le Roi Léopold, mais sa réputation est basée sur son autorité comme professeur au conservatoire et sur les triomphes qu’il a remportés lors de ses tournées à Vienne, Paris, Londres et Prague et, de façon spectaculaire, jusqu’au fin fond de la Russie – tout comme la singulière Lise Christiani, la première femme virtuose au violoncelle. Sa technique hallucinante lui a valu l’étiquette du « Paganini sur le violoncelle » et en plus le cadeau d’un Stradivarius de la main du Tsar. Rien d’étonnant à ce que ses compositions soient le prétexte à l’exploration de la technique, avant tout celle de l’archet comme par exemple la souplesse du staccato. Les futurs virtuoses on tout intérêt à étudier ses Caprices op. 11, ses Fantaisies sur les airs d’opéras et ses Variations.
Servais : Variations au service des coups d’archet et du glissement de l’octave
Du côté allemand, la tradition initiée par Dotzauer trouve un nouveau mandataire dans la personne du premier violoncelliste de l’orchestre royal de Dresde Friedrich Grützmacher (*1832), le plus grand pédagogue de son époque. Les jeunes artistes du monde entier font le pèlerinage de Dresde pour se confier à « papa Grützmacher ». Ses deux concertos et les Fantaisies se sont répandus très vite, mais ce sont les 24 Études op. 38 appelées « technologie » qui peuvent réjouir ou non les élèves du niveau élémentaire et ceux arrivés au sommet de la virtuosité. A noter aussi ses mérites comme éditeur méticuleux du répertoire de son instrument, comme par exemple le concerto en si bémol majeur de Boccherini où Grützmacher est intervenu pour rendre le morceau plus accessible.
Janos Starker, virtuose hongrois-américain, s’est révélé le promoteur incorruptible de l’œuvre de David Popper (*1843). Dans ses cours, il renvoie à la « bible » de Popper, à savoir la Hohe Schule des Violoncellospiels, ces quarante études qui recouvrent tout le terrain des problèmes techniques du doigté et de l’archet. Élève de J. Goltermann à Prague, où il est né, le jeune Popper navigue entre sa charge dans l’orchestre de l’Opéra de Vienne et ses nombreuses tournées à travers l’Europe. Nous dépistons d’ailleurs sa trace dans les biographies de Bruckner, Brahms et Liszt, et comme chambriste il croise la trajectoire des grands musiciens de son temps.
David Popper en 1904 © Atelier E.Biber
Il va sans dire que ses concertos exigent le plus haut degré de maîtrise. Le voyageur infatigable est un vrai casse-cou au service de son instrument, un tempérament facilement reconnaissable sur la photo de 1904 : regard farouche, moustache nietzschéenne, chevelure hirsute.
Une des pièces les plus époustouflantes est sans doute sa Danse des Elfes op. 39, un marathon vivacissimo de doubles croches dans les sphères célestes de la touche. Mais Popper n’est pas un pur technicien. Parmi ses pièces éparses nous trouvons des morceaux humoristiques ou alors du lyrisme conçu pour un instrument censé de toucher les fibres de la mélancolie, surtout auprès d’un public féminin. A titre d’exemple ce Chant du Soir :
une cantilène qui oscille entre la tonique et sa parallèle en mineur, avec les accords diminués de transit – attendrissement garanti !
Afin de compléter le palmarès de ces violoncellistes, il y a lieu de citer les œuvres de Jacques Offenbach (1819*), le pédagogue Louis Feuillard (*1872) de Paris, auteur de huit volumes sur La Technique du Violoncelle et professeur de Piatigorsky, Feuermann, Pleeth et bien d’autres de la même ligue comme par exemple Julius Klengel (*1859) de Leipzig. À part ses trois volumes d’exercices quotidiens, Klengel a composé quatre concertos, des concertinos, des sonates et des suites pour son instrument… et son bestseller ? Son Hymne pour 12 violoncelles op. 57, une belle pièce de conclusion à l’issue d’un cours de maîtrise…À retenir également le nom de son collègue Robert Hausmann, professeur au conservatoire royal de Berlin, membre du quatuor Joachim et ami de Johannes Brahms qui lui a confié la création de la Deuxième sonate pour violoncelle, du Trio avec clarinette et du Double concerto op. 102 à côté de Joachim.
S O U R C E S
BÄCHI Julius, Von Boccherini bis Casals, Panton-Verlag, Zurich, 1961
EGGEBRECHT Harald, Grosse Cellisten) (préface Janos Starker), éd. Piper, München/Zürich, 2007
BLINDOW Martin, Bernhard Romberg (1767-1841), Musikverlag Katzbichler, Munich-Salzbourg, 2013
D I S C O G R A P H I E (sélective)
J.-L. Duport : Concertos 1, 4 + 5, Raphaël Pidoux (Mirare Rec. 2019) – violoncelle : Goffredo CAPPA 1680
Bernhard Romberg: Concertos 4 + 6, Rondo Capriccioso, Raphaël Wallfisch (CPO) – violoncelle : Domenico Montagnana 1733 – ‘Ex Romberg’
Quatuors à cordes, Leipziger STreichquartett (MDG) Vol. I : op. 1, 1-3 ; Vol. II : op. 30,1 / 16,2 / 2,2
Symphonie funèbre op. 23, plusieurs youtubes dont un avec l’autographe synchronisé
Adrien François Servais : Souvenirs et Caprices, Anner Bylsma (deutsche harmonia mundi) – violoncelle : Matteo Gofriller, Venise
David Popper : Album Janos Starker «Romantic Cello Favorites » (Naxos) – violoncelle : Matteo Gofriller, Venise 1706
Concertos 1+2, Gautier Capuçon+ V. Gergiev (Erato) – violoncelle : Matteo Gofriller, Venise 1701