Avec la reprise de Skid et de Thr(o)ugh au Grand Théâtre de Genève, le chorégraphe Damien Jalet confirme sa conception à la fois rigoureuse et débridée de la danse moderne dans un souci constant du beau geste dans des ambiances habitées de lumières recherchées quand bien même le décor reste spartiate.
En octobre 2022, au Grand Théâtre de Genève, nous nous étions émerveillés devant le spectacle de Skid, une pièce créée quelques années auparavant par le chorégraphe Damien Jalet pour la GöteborgOperans Danskompani. Cette reprise devenait intéressante pour contrôler si les émotions ressenties alors étaient toujours intactes. Au rideau ouvert sur ce plan incliné argenté et aux premières notes de la musique composée par Christian Fennesz et Marihiko Hara, le souvenir de l'apparition d'une ombre au sommet de cette pente métallisée revient rapidement en mémoire. On sait déjà que cette ombre doit bientôt glisser jusqu'au bord de la scène. On sait tout cela, on l'appréhende, on l'attend. Et pourtant… L'ombre projetée du spectre qui bientôt dévalera le plan incliné semble différente, plus grande, plus étonnante, plus imposante, comme plus imprévue que celle que nous avions vue alors. Le cœur se serre à l'intensité de cette image. Oui, incontestablement l'émotion est la même. Voire plus forte encore avec la conscience qu'on a de ne pouvoir y résister. Bientôt d'autres danseurs reprennent l'obsédante chute, la glissade désarticulée, tout à coup interrompue par un improbable accroc faisant s'arc-bouter le danseur pendant quelques instants avant qu'il s'écroule irrémédiablement et poursuive sa cascade involontaire. Étonnante sensation de voir un détail, une ombre, un mouvement comme si on le découvrait pour la première fois. Comme un tableau connu dont on surprendrait un détail qui nous aurait échappé. Jusqu'au tableau final de cette chrysalide accouchant d'un homme nu qui, grimpant le plan incliné en se relevant petit à petit pour, arrivé au sommet, homme complété, tombe telle une masse pour disparaître à nos yeux comme d'une inexorable finitude humaine.
En deuxième partie, la reprise de Thr(o)ugh de Damien Jalet créé au Grand Théâtre de Genève en 2022, est une découverte. Cette pièce, créée en 2016 pour le Hessisches Staatsballet de Damstadt, s'inspire d'un rituel japonais exacerbant le danger avec des hommes et des femmes qui se lovent sur d'énormes troncs d'arbres couchés et se laissent basculer avec la rotation de l'arbre en évitant le plus tard possible de se faire écraser par la masse en mouvement. Sur une musique électronique de Christian Fennesz faite de grands accords agrémentés de grésillements électriques, suggérant un orage cosmique, un grand cylindre métallique figure l'arbre. Tournant sur lui même, sortant de son entraille, il crache les danseurs qui, comme emportés par un vent violent, sont balayés telles des feuilles mortes. Dans un ballet de folie mais d'une précision chorégraphique diabolique, où bras et jambes se désarticulent autour des bustes sans jamais qu'un danseur n'entre en collision avec un autre. Bientôt, sur un éclair plus violent que les autres, tous s'écroulent, comme sans vie dans une lumière diminuant jusqu'au noir complet. Le vent cesse et le cylindre s'arrête de tourner.
Puis, dans un bruit de chaos, d'écrasement de matière, le cylindre roule du fond vers le devant de la scène. Puis s'éloigne pour bientôt revenir emportant le corps d'un, puis deux danseurs qui échappent au broiement comme des corps flasques. Une danse folle, comme en première partie de cette pièce, s'achèvera bientôt avec l'écroulement des danseurs vers l'entrée de l'arbre-tube où un personnage spectral couvert d'un manteau d'argent opère une irrésistible attraction des danseurs qui se retrouvent en images dansantes, comme d'un seul homme doté de bras multiples tournoyant à l'infini dans un tableau d'une grande esthétique.
Lorsque s'éteignent la musique et les éclairages, touché par la beauté des gestes et l'impeccable prestation du Ballet du Grand Théâtre de Genève, le public met de longues secondes avant d'exprimer sa satisfaction par d'interminables applaudissements. Incontestablement, la cohésion du ballet genevois, son plaisir à danser transparaissent dans les sourires arborés par les danseurs au moment des saluts, entourant avec chaleur et reconnaissance un Damien Jalet heureux de ses ouailles !