L'opéra doit s'ouvrir, ne cesse-t-on de nous répéter. Ici comme souvent, le mélange des genres aboutit à la trivialité.
Il y a cinquante ans, leurs noms étaient dans tous les journaux en France presque autant qu'en Allemagne : Andreas Baader, Ulrike Meinhof, Gudrun Ensslin et les autres formaient la Fraction Armée Rouge, la RAF, le principal groupe terroriste d'extrême-gauche en Allemagne dans les années 70, et c'est à Stuttgart même, à la prison de Stammheim, qu'ils ont été jugés entre 1975 et 1977 (plusieurs d'entre eux se suicident dans cette même prison une même nuit d'octobre 1977). On n'en a pas fini de l'histoire désolante de ces idéalistes devenus criminels, justement scandalisés par la rémanence du passé nazi dans la société qui les entourait (le ministre-président de Bade-Wurtemberg entre 1966 et 1978 s'était illustré comme juge militaire au service du régime nazi).
Helmut Lachenmann s'était déjà confronté à cette histoire douloureuse avec La fille aux allumettes, autour de textes de Gudrun Ensslin. L'Opéra de Stuttgart, plutôt que de monter ce chef-d'œuvre fondateur, choisit de créer un nouvel opéra autour, si on a bien compris, des résonances contemporaines de cette histoire. Un nouvel opéra, oui, mais de qui ? Le problème de la soirée commence là : les compositeurs Vivan et Ketan Bhatti ne font que livrer une bande-son, et le livret est l'œuvre de Markus Winter « d'après une histoire de Markus Winter et Martin G. Berger », ce dernier étant le metteur en scène de cette création.
La mise en scène ne donne pas plus de structure à la soirée que le livret lui-même, à force de grands effets de fumigènes, de vidéos, de changements de décor sans justification. La musique des frères Bhatti est éclectique et banale – leur champ d'activité habituel est le théâtre parlé, parfois le cinéma, et si elle n'est pas désagréable à écouter, elle est faite pour rester au second plan, ce qui n'est pas sans perturber le critique d'opéra qui s'obstine à y chercher plus qu'elle ne peut offrir.
Mais le problème de cette pièce, c'est le livret : le texte est verbeux, interminable, et sans aucune ligne directrice. Markus Winter est connu (paraît-il) comme rappeur sous le nom de Maeckes, et sans doute est-il pour quelque chose dans la genèse du projet, auquel il participe aussi comme interprète. Sa présence sur scène s'avère du reste anecdotique – trois courtes scènes parlées, en rythme certes, mais à la portée du premier acteur venu, pour un personnage à la Elon Musk chargé de montrer que le capitalisme récupère tout, même la révolte.
La Baleine rouge, c'est le personnage interprété par Madina Frey, qui, outre cette identité cétacée, est aussi la lycéenne Isi, l'orque Gladis et la terroriste Ulrike Meinhof, ce qui est un peu beaucoup pour une seule interprète. On ne comprend pas bien ce qui unit les différentes facettes du personnage, à part une forme de révolte, et la navigation que la partition lui impose entre opéra et comédie musicale n'est pas très plaisante. Elle rencontre deux autres personnages, Ge et Abad (jeu sur les noms de Gudrun Ensslin et Andreas Baader), interprétés quant à eux par deux chanteurs de la troupe de l'Opéra de Stuttgart, Josefin Feiler et Matthias Klink, deux musiciens très respectables, mais qui n'ont pas grand-chose à chanter ni à incarner. Le sujet annoncé était passionnant, et indispensable pour aujourd'hui, où la colère monte de façon si saisissante dans tous les coins de la société : on pouvait difficilement imaginer que le spectacle en résultant passerait à ce point à côté des enjeux.
Le public de la première, paraît-il, a fêté la création avec des standing ovations ; pour cette deuxième représentation, avec de nombreuses places vides, il aura fallu se contenter d'applaudissements brefs et tout juste polis, l'orchestre étant, étrangement, le seul à recevoir quelques bravos. Même si la présence des proches des créateurs peut mettre de l'ambiance à la première, le contraste entre ces deux réceptions si opposées est pour le moins étrange. Le remplissage des représentations restantes confirme en tout cas le manque d'enthousiasme patent : le bouche à oreille n'est visiblement pas favorable à ce spectacle. La direction de l'Opéra de Stuttgart semble persuadée que faire pénétrer la pop, le rap et autres genres similaires est une voie d'avenir pour l'opéra, mais qui viendra à l'opéra pour voir ce qui nous envahit d'ores et déjà de toute part ? L'avenir de l'opéra n'est décidément pas dans cette solution de facilité, d'autant plus regrettable que partout ailleurs l'opéra d'aujourd'hui, sans concessions rétrogrades, se porte mieux que jamais.