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Don Giovanni à Aix : le Commandeur, c’est moi !

On misait beaucoup sur la première mise en scène d'opéra de , avec dans la fosse. La déception est à la hauteur de l'ambition du metteur en scène de théâtre anglais. Dur de succéder à Castellucci et même à Serebrennikov

« Qui est mort ? Vous ou le vieux ? » questionne Leporello après le duel qui oppose son maître au Commandeur. « La piccina» répète-t'il (neuf fois !) dans l'Air du Catalogue comme pour enfoncer le clou d'une confession à laquelle on n'avait jamais vraiment pris garde : Don Giovanni, déjà un des personnages les plus détestables du répertoire, n'a aucune notion de limite d'âge dès lors qu'il s'agit de gonfler le nombre de ses conquêtes. Inédites et intrigantes, cette question et cette affirmation sont à porter au crédit de la réalisation de . Mais il y a loin de la coupe du concept aux lèvres d'une réalisation aussi peu friande de lisibilité que de choc esthétique.

Homme de théâtre « révéré de manière unanime » en Albion, rapporte Sir , , à l'instar de plus d'un de ses confrères, est loin d'être un metteur en scène d'opéra. Escaliers, passerelles, néons et rideaux coulissants : dépourvu de la moindre séduction, plus spartiate encore que ceux d'un Jean-François Sivadier, son décor mobile, érigé derrière une sorte de rue pavée de néons appelés à clignoter sur quelques climax surlignés, comme dans le Samson de 2024, par les effets sonores de Mathis Nitschke, aligne sur deux étages tous les poncifs du monde théâtral. Pis : Icke condamne à l'errance dans ce no man's land sans âme des chanteurs qui ne peuvent compter que sur leur voix pour faire exister les personnages de Da Ponte, et qu'assez vite on plaint d'être d'une production glaciale et nébuleuse, sur laquelle le metteur en scène n'a pas désiré communiquer : ni note d'intention dans le programme, ni rencontre de visu, alors que c'est généralement le bel usage au Festival d'Aix.

Pour Icke, la relation Giovanni/Anna ne date pas d'hier mais de l'enfance de cette dernière, comme le suggère la petite fille apparaissant sur Or sai chi l'onore et réapparaissant de façon très appuyée jusqu'à la fin. L'idée, mettant le focus sur  Anna traumatisée, relègue par trop Elvira au second plan, et ce n'est pas la présence à l'Acte II, dans l'appartement de celle-ci, de la même piccina en camériste à séduire, qui arrange les choses, bien au contraire. La piccina, c'est Anna !

C'est d'ailleurs le Commandeur que l'on voit d'abord : il écoute un dernier vinyle (on discerne les trombones de la scène du cimetière) avant d'être terrassé par une crise cardiaque. Les premiers accords de la partition montrent, à l'étage inférieur, Don Giovanni prostré dans la même position. Les deux hommes seraient-ils la même personne ? La réponse par l'affirmative ne fera aucun doute au dîner final qui les verra, après de récurrentes rencontres, se livrer à une véritable foire d'empoigne, au terme de laquelle ils iront même jusqu'à se voler leurs répliques respectives. Le Commandeur, c'est moi !

On aura suivi jusque là l'interminable errance, entre des palanquées de mannequins détaillées par une vidéo embarquée tristement répétitive, ou des déambulations très défilé de mode de femmes en chair et en os, d'un jeune homme hanté par la mort. Pieds nus et costumé de blanc, le Don de Icke traîne son ennui, son masque à oxygène, sa perfusion. D'abord élégant et dansant comme nombre de jeunes gens d'aujourd'hui, progressivement fantôme de demain, ainsi que le laisse présager le sang ruisselant de plus en plus abondamment sur son costume de Pierrot désabusé : on pense au Portrait de Dorian Gray se chargeant des turpitudes de son modèle. Non, jusqu'à sa fin dans l'enfer banal d'un lit médicalisé, Don Giovanni n'aura pas été « tout blanc ».

Il n'y a rien de plus triste qu'un chanteur abandonné. Alors quand ils le sont tous… L'exemple le plus parlant concerne l'Anna de , chantant avec tempérament et rondeur, friande d'ornements (impressionnant Non mi dir pris à toute allure) une manière de récital, la fillette incarnant sa version enfantine étant davantage dirigée que la soprano. Idem pour Elvira qui, après avoir vidé rageusement une garde-robe sur son premier air, n'a guère qu'à errer comme un canard sans tête dans tous les recoins du plateau. Il faudra le métier considérable de  pour sortir le spectateur de sa torpeur avec un Mi tradì particulièrement investi, où la chanteuse s'autorise même une variété d'accents inédits. Comme la plupart de ses aînés, Icke ne fait rien de l'Ottavio d', superbement phrasé sur Dalla sua pace, mais bien déstabilisé par les vocalises d'Il mio tesoro. Masetto () et Zerlina () n'ont eux aussi qu'à chanter et ils le font fort bien. Leporello bien sonore, saisit la moindre occasion pour échapper vocalement au monolithisme auquel la direction d'acteurs l'a condamné. Plus sollicité, incarne parfaitement ce Commandeur au bout du rouleau qui vient hanter l'Apollon qu'il fut. Très attendu, traîne sa beauté cabossée comme l'entièreté du concept de Icke sur ses frêles épaules : Icke snobant carrément la problématique du travestissement maître/valet, il va sans dire que le long début du II n'a plus aucun intérêt. Les moyens vocaux sont là mais, comme dans la rixe finale qui montre les têtes de Don Giovanni et de Don Commandeur lutter pour émerger de derrière la table du banquet, le baryton semble devoir faire de même pour imposer sa belle vocalité : l'Air du champagne est par exemple bien avare de bulles.

et l'Orchestre de la Radio Bavaroise tentent l'impossible pour masquer le sommaire d'un spectacle dont les manquements déteignent forcément sur la fosse. A l'instar du héros, le chef semble se battre pour faire entendre la phalange et les merveilleux musiciens qui la composent. Nombre de moments sont un refuge pour l'oreille, Rattle soignant plus d'un détail : ainsi l'espèce de battement cardiaque sur les quelques mesures qui précèdent le Battiti meco! du Commandeur (un effet particulièrement adapté à cette mise en scène qui fait du pouls humain une de ses récurrences), ou la Sérénade amoureusement fondante…

Redouté en demi-teinte avec son opéra en moins, le 77ème festival d'Aix-en-Provence, bien que sous la houlette, après le décès de Pierre Audi, de Bernard Foccroulle, l'aura effectivement été. Avec sa mise en scène superlative d'un opéra en quête de reconnaissance, Louise vue par Christof Loy aura raflé tous les satisfecits. La Calisto signée par Jetske Mijnssen se sera révélée, malgré sa spectaculaire exécution musicale, une production bien inoffensive, à des années-lumières de l'historique production de Wernicke comme de celle, autrement fouillée, de Mariame Clément, tandis que The Nine Jewelled Deer de Sivan Eldar se sera révélé assez loin du genre opéra. Et l'on en voudra longtemps à ce Don Giovanni poseur d'avoir mis un terme au rêve toujours espéré en pareil cas : rajouter un nom à suivre dans la liste des grands metteurs en scène d'opéra.

Crédit photographique : © Monika Rittershaus

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Modifié le 22/07/2025 à 16h48

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