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Arabella par Tobias Kratzer : la vengeance d’Hofmannsthal

Le Deutsche Oper a confié trois opéras de à . Avant Intermezzo et La Femme sans ombre, voici Arabella. Vivement la suite !

« Ce pourrait être un second Chevalier » écrivait en 1929 à Hugo von Hofmannsthal. C'est exactement tout le contraire qu'Arabella, dont l'inspiration en demi-teinte, les personnages insaisissables, le déficit de vis comica, et même les valses pesantes lui interdisent de prétendre, comme son glorieux aîné, au statut de chef-d'oeuvre. Comme dans Le Monde d'hier, l'ultime ouvrage de Stefan Zweig, où le grand écrivain autrichien, avant de se donner la mort, décrivait par le menu comment l'Europe avait insensiblement basculé de la culture dans la barbarie, la Vienne décrite dans le dernier livret du « cher scribe » n'a plus rien à voir avec celle du Chevalier à la rose, autorisant à voir dans le chemin parcouru entre les deux œuvres une sorte de Monde d'hier opératique à tous niveaux : musical (dernier sursaut avant un grand passage à vide, le meilleur de l'œuvre provenant même de chants traditionnels) autant qu'intime (Arabella est créé en juillet de la funeste année 1933).

Non seulement se souvient de tout cela. Mais il sait aussi lire entre les lignes que l'œuvre aurait dû, selon les vœux du poète qui décéda quelques mois avant la création, et contrairement à ceux du compositeur qui préférait s'attacher à Arabella, s'intituler Zdenka. Arabella s'inspire de Lucidor, comédie de jeunesse « non écrite » d'Hofmannsthal, dont l'héroïne préfigurait la Zdenka de l'opéra, cadette cachée, sous des habits masculins, d'une famille ruinée contrainte à ce stratagème, obsédée qu'elle est de marier à tout prix l'aînée Arabella. Zdenka aime Matteo, qui aime Arabella, qui aime Mandryka, richissime hobereau appelé à tirer d'embarras les parents des deux femmes. Après avoir longuement tenté de faire entrer des ronds dans les carrés de cet invraisemblable écheveau sentimental, Zdenka finira par en faire exploser les contours, et sera même contrainte à la révélation de sa féminité amoureuse. Pourtant c'est Arabella qui vole la vedette musicale à ce personnage éminemment central. Justice pour Zdenka ! C'est ce qu'a dû se dire le grand démêleur d'histoires Tobias Kratzer, bien décidé à tirer les fils de cet opéra à hue et a dia entre un compositeur et son librettiste.

N'étaient quelques vidéastes infiltrés, l'opulente scénographie étouffante du premier acte ravira toutefois les fans du style Biedermeier. Vêtements, mobilier, tentures : rien ne manque dans le salon de la famille Waldner, forcée de cohabiter avec un immense écran coulissant (la vidéo fait toujours partie de la distribution chez Kratzer) disparaissant de temps à autre pour révéler d'autres pièces tout aussi richement architecturées : chambre, hall d'hôtel.

La salle du grand bal des cochers du deuxième acte avec ses inversions de rôles en tous genres (ouvrir l'œil dans tous les coins de la mise en scène est hautement recommandé) se réduit au couloir qui y mène, dont les nombreuses portes s'ouvrent sur les figures dansées d'un grand cours d'histoire progressivement délesté de couleurs : on passe ainsi à un train d'enfer du XIXe au XXIe siècle, la très anecdotique partie de Fiakermili prenant ici du galon avec sa terrifiante adresse au nazisme.

Dans la logique d'un tomber de masque général, les choses se dépouillent davantage encore à l'Acte III devant un immense écran qui relate en noir et blanc ce qui serait arrivé à la Zdenka du XIXe siècle, et, de façon très frontale, ce qui lui arrive au XXIe après qu'elle a osé sortir du boisseau ses sentiments véritables. Et c'est avec sa coutumière virtuosité narrative que Kratzer parvient à faire avaler par une lumineuse confusion des genres le basculement amoureux de Matteo d'Arabella à Zdenka, jusqu'à lui totalement illisible.

La mise en scène complexe (bien captée par la caméra de Götz Filenius) de cet opéra complexe a été accueillie sous les huées des nostalgiques d'une Arabella de surface, également peu tendres envers la direction de qui ne cherche à aucun moment à faire chatoyer cette œuvre en tous points crépusculaire.

La distribution est un sans-faute : du couple Waldner ( et ) bien égratigné par Kratzer à la Fiakermilli idéalement mécanique de Hye-Young Moon, des trois soupirants éconduits au Matteo ultra-solide de . Kratzer n'épargne le couple vedette qu'en fin de parcours, ne freinant jusque là ni le fruste et le sanguin du Mandryka de Russell Braun, ni l'inconséquence écervelée de l'Arabella un brin « popotte » de , l'un et l'autre ne devenant véritablement intéressants qu'au terme d'un voyage dans le temps riche en enseignements. Peut-on rêver mieux enfin que le total don de soi de la merveilleuse , comme on s'en doute ultra-crédible en Zdenko/Zdenka, pièce maîtresse de la vengeance orchestrée par : par-delà le bien et le mal du conservatisme straussien, rendre à Hugo von Hofmannsthal ce qui était à Hugo von Hofmannsthal.

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