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Chopin selon Benjamin Grosvenor, entre feu et poésie

Le dernier enregistrement de nous offre une vision originale et audacieuse des deux sonates de maturité de Chopin.

Depuis le renouvellement de son contrat avec Decca voici quatre ans, , loin des programmes « patchworks » de ses débuts, semble s'orienter vers des publications davantage monographiques, avec une évidente volonté de creuser l'approche et de renouveler originalement l'interprétation des œuvres essentielles des grands maîtres romantiques. Ce nouvel et assez splendide récital s'inscrit dans cette dynamique.

Chopin joue un rôle central dans le répertoire enregistré par le jeune pianiste britannique depuis ses débuts – déjà entre autres, les quatre scherzos, publiés en 2012. Le présent enregistrement, de très haute tenue, établit de nouvelles références modernes pour les deux sonate de la maturité, la célèbre Marche Funèbre opus 35 et la grande, en si mineur opus 58.

L'opus 35 (1837-1839), donnée ici avec toutes ses reprises, y compris, celle assez rare du premier temps, s'éloigne sous ces doigts inspirés de toute narration linéaire ou de toute pesanteur uniment macabre. Les premiers accords du Grave, portique d'une sévérité granitique, plantent le décor du doppio movimento : Grosvenor y articule habilement les effets par un usage chirurgical de la pédale, entre l'urgence dramatique haletante du premier thème et le lyrisme d'abord tendre, puis triomphal, du second. Notre interprète amplifie cette même dichotomie, cet aller-retour émotionnel et vertigineux au fil d'un scherzo partagé entre l'incisivité sardonique des sections extrêmes et le lyrisme pudique de la longue et tendre rêverie médiane. La marche funèbre, d'une poésie nostalgique et douloureuse assez inédite, via les appuis discrets d'une main gauche souveraine, emporte l'adhésion par sa progression dynamique très graduelle mais inexorable malgré sa lenteur « habitée », avec en son cœur, l'immatérielle consolation d'un chant éploré. Enfin, Grosvenor souligne génialement la volatile modernité de l'énigmatique presto final, avec des trouvailles de sonorités ou de nuances (le crescendo des « rafales » du « vent emportant les feuilles sur les tombes » à 1'00 ») proprement sidérantes.

L'interprétation de la Sonate n° 3 op.58 (1844), pour le moins contrastée, nous emmène sur d'autres sommets. L'allegro maestoso, cette fois donné sans la reprise de l'exposition, révèle, au-delà du pianiste-poète un architecte patenté, par la conduite lumineuse de la grande forme et de son articulation. Après un scherzo d'une légèreté de touche rappelant les vivaces elfes mendelssohniens, le largo avance de plus en plus immatériel et évoque, par son naturel, le souvenir dans un registre expressif légèrement différent – les historiques Dinu Lipatti (Warner) ou Wilhelm Kempff (Decca) – au gré de sa progression nocturne aux nuances de plus en plus génialement liquides voire ténues, culminant avec ce pianississimo impalpable nimbant l'ultime retour du premier thème. Le final dionysiaque nous ramène ici-bas par sa virtuosité extravertie et nous comble par sa soudaine mais irrésistible brillance.

Pour compléter le disque, a choisi quelques pages qui lui tiennent audiblement à cœur. Avec un souci coloriste patent, il varie en permanence les éclairages cristallins de chaque variation d'une très poétique Berceuse opus 57, évitant l'écueil de la monotonie au gré de la répétition obstinée de la figure d'accompagnement à la main gauche. Autres pages quasi contemporaines de l'ultime sonate, les deux Nocturnes opus 55 rappellent la probité aristocratique d'un Claudio Arrau, par la souplesse des phrasés, leur agogique très libre, la pudeur de leurs énoncés ou encore le sens aigu du juste timbre (le si bémol aigu liminaire du second nocturne, ici comme porté par toute une harmonie tacite). Mais c'est avec la Ballade n° 1 opus 23 (1836) que Benjamin Grosvenor atteint sans doute l'acmé de ses moyens expressifs par l'absolue maîtrise du rubato, et par cette idéale pondération entre narration épique et logique formelle : le feu semble en permanence y couver sous la cendre, par le maintien d'une tension palpable et permanente, éclatant enfin au grand jour au gré d'une coda à l'emportement soudain et diaboliquement impressionnante.

Voilà donc un maître-disque et, à coup sûr, une approche mature et parfois inattendue de ces œuvres que nous croyions pourtant si bien connaître.

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