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La Mer de la fertilité de Tomonari Higaki, ou la pulsation du monde

Deuxième disque du compositeur de musique acousmatique japonais Tomonari Higaki sur le label Motus, La Mer de la fertilité (2009-2011) reprend le titre de la tétralogie romanesque de Yukio Mishima, mais s’inspire avant tout du bouddhisme ésotérique. Énergie, expressivité, imagination débordante et raffinement invitent, sinon obligent l’écouteur à larguer les amarres.

L’œuvre fut créée dans sa version originale en 2009 au festival des musiques électroacoustiques Futura (à Crest, dans la Drôme), puis dans sa nouvelle version à Paris en 2011, à l’auditorium Saint-Germain. À l’acousmonium GRM pour cette seconde mouture : Tomonari Higaki (né en 1974), par ailleurs invité régulier de Futura, à la fois comme compositeur et comme interprète virtuose. Deux parties ou « actes » (selon le mot du musicien) d’une durée pratiquement égale (un peu plus de 30 minutes), aux titres se référant à deux mandalas : « Diamant » et « Matrice », comme les deux pôles masculin (raison, spiritualité, affirmation…) et féminin (douceur, matérialité, sensibilité, empathie, amour…). Dix tableaux ou « scènes » : 6 pour « Diamant » et 4 pour « Matrice ». Derrière un nom souvent très simple (« La Flamme et la Voix », « Dans le mouvement », « Incantation »…) ou parfois plus énigmatique (« Holoniques éclatants », « Holoniques de la mère »…), chaque séquence exploite une ou plusieurs idées musicales, à chaque fois dans un parfait équilibre entre constance, itération et surprise de la nouveauté. Esthétiquement parlant, on navigue entre, d’un côté, l’univers quintessencié et très rythmique des Six Japanese Gardens pour percussion et électronique (1993-1995) de Kaija Saariaho, avec ses sons de percussions enregistrés, ses chants rituels ainsi que ses bruits de la nature, et, de l’autre, une pièce comme a Veil, the sea (2022) d’Alexandra Spence, artiste et musicienne australienne qui, après avoir glané ses field recordings telle une entomologiste, construit des narrations auditives célébrant la beauté du monde en tâchant de renouveler l’écoute comme pratique active, grâce notamment à l’importance majeure et permanente accordée à l’instant. Les textures sonores sont donc au centre du travail de Tomonari Higaki, magicien mêlant sons et bruits avec une grande délicatesse et une rare souplesse, sans faire de véritable hiérarchie entre eux. La Mer de la fertilité est une œuvre cyclique, dans la mesure où s’entendent les mêmes percussions bouddhistes au début de « Préparatifs » – la première scène – et dans « L’esprit corporel » ­– la dernière.

La réelle fascination qu’exercent les dix tableaux de La Mer de la fertilité vient tout d’abord de la diversité des sources sonores entendues simultanément et à grand renfort de réverbérations ainsi que d’effets de spatialisation, ce qui procure une forte sensation de « transport sur place ». Ensuite, Tomonari Higaki ne ménage pas son auditeur, ne cherche pas à le séduire ou le rassurer par des recettes ou un quelconque pathos, même si ses réalisations cultivent une réelle puissance évocatrice et une richesse incroyable de timbres se renouvelant sans cesse. Pour lui, la musique s’adresse directement au corps, lequel est plus actif ou déterminant que ne le suppose la tradition classique européenne. Ce corps est à la fois partie du Grand Tout, membrane et caisse de résonnance, d’où la présence régulière des basses résonnant à l’intérieur de soi. Ainsi, le « tout à l’ego » occidental se trouve-t-il décloisonné et noyé dans plus vaste que lui, selon une quête de libération. Si les différents tableaux s’appréhendent indépendamment au gré de leur succession, et si on ne perçoit pas de progression dans une pièce se refermant malgré tout sur le balancement des vagues comme une ouverture à l’harmonie cosmique, l’étonnement est toujours au rendez-vous, dans une atmosphère plus ou moins dramatique où s’entendent les sons fixés des synthétiseurs (Higaki), la voix de Ryonin Kawaguchi, le shakuhachi et le koto d’Hidefumi Izukawa ou encore la guitare électrique d’Hitonobu Takeshita. L’unité ou la permanence sont assurées par les harmonies lancinantes et ensorcelantes de l’orgue à bouche du gagaku, outre les chants et les percussions monastiques. ». Des bribes plus ou moins reconnaissables du quotidien de la vie humaine ou du monde naturel s’invitent à tout bout de champ : le crépitement du feu dans l’âtre dans « La Flamme et la Voix » ainsi que « Le Ciel et la Mer », la montée du plaisir sexuel d’une femme dans « Le Temps secret », l’équivalent lointain d’un discours ou d’une discussion dans « Incantation », une course folle dans la jungle peuplée d’éléphants, de singes, d’oiseaux, de phacochères et de grillons dans le « Ciel et la Mer », ou ce qui pourrait être un cri d’horreur dans « L’Esprit corporel ». Exotisme, érotisme, rêve, spiritualité, représentation visuelle mentale, bruitisme, mouvement perpétuel et répétitif, étirement du temps, abstraction, mystère… : on perd pied ! Et, de fait, pour l’apprécier, il est nécessaire de s’abandonner à cet océan sonore où se distinguent autant les clapotis en surface que le grondement général. Ne pas résister au courant (universel), tel serait le « message » d’une musique en phase avec le lâcher-prise bouddhiste.

Voici qu’avec Tomonari Higaki se trouve réalisé le rêve d’Arthur Rimbaud : « Elle est retrouvée. / Quoi ? L’Éternité. / C’est la mer allée / Avec le soleil. » Une très belle réussite !

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