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Brahms autrement par Alexei Lubimov sur un piano historique Streicher

, revient à Brahms pour le label de l'Institut national polonais Frédéric Chopin : il unit aux deux célèbres Rhapsodies opus 79, trois des quatre ultimes cycles pianistiques interprétés sur un instrument historique de 1878 dû à Ludwig Baptist Streicher.

Le Narodowy Instytut Fryderyka Chopina s'est fait, au gré des ans, l'ardent défenseur par ses publications richement documentées, de l'interprétation sur piano d'époque du répertoire romantique, bien au-delà de la seule œuvre du compositeur franco-polonais comme en témoignent de nombreux disques, parfaits relais et illustrations de son propre  festival annuel « Chopin et son Europe ».

Le Russe Alexeï Lubimov s'est taillé une solide réputation de pianiste « tout terrain » : il s'illustre aussi bien comme pianofortiste dans le répertoire classique que comme avocat de la musique d'aujourd'hui, mais peut aussi proposer une approche fraiche et renouvelée du répertoire romantique, tant sur piano moderne que d'époque. Il s'est ainsi déjà à maintes reprises illustré dans le répertoire brahmsien – en tant que chambriste, accompagnateur ou récitaliste. Pour le présent enregistrement, il recourt à un piano viennois de 1878 dû à l'atelier de Johann Baptist Streicher, et issu de la collection de Gert Hecher : un instrument de taille respectable (2m60), à cordes croisées montées sur un cadre en fonte et doté d'une mécanique à l'anglaise à simple échappement

Les sept Fantaisies op.116 surprendront d'emblée – et l'interprétation décevra quelque peu au gré des trois capriccii (1-3 et 7). Lubimov exacerbe un peu chaotiquement les notes piquées du premier, ici plus agitato que presto (rappelant en plus déboutonné Wilhelm Kempff dans son enregistrement de 1953 pour Decca), manque de précision rythmique de vigueur et de fluidité au gré du n°3 ou apparait bien timoré et besogneux au long du démoniaque n°7, si on le compare à la furieuse Anna Gourari (Berlin Classic) ou à l'orageux Stephen Kovacevich (Decca). L'échelle dynamique de l'instrument paraîtra rabotée, les aigus un rien fêlés et la mécanique délicate loin de notre confort d'exécution – ou d'écoute – moderne. Mais, en contrepartie, les couleurs harmoniques chaudes et automnales, exaltent la poétique des quatre intermezzi du même cycle, avec ces demi-teintes évanescentes (conclusion sublimée du n°2) ou, dans le n°4, ce splendide usage de la pédale una corda (à partir de 2'03 ») ou ces senteurs boisées nimbant l'intime choral du n°6.

Par le truchement d'un instrument à l'ambitus plus restreint, les deux Rhapsodies de l'opus 79 gagnent derechef en coloris ce qu'elles perdent en impact dramatique, un sentiment exacerbé par des phrasés par moment très hachés : il manque un peu cette dimension épique quasi symphonique (pour la première) ou cette urgence fatale (pour la seconde) qu'y exaltait lui-même, sur un Steinway moderne, voici trente ans (Erato, réédité autrefois chez Warner-Apex).

Les deux premiers Intermezzi de l'opus 117, trop sonores, nous semblent un rien prosaïques, un peu rythmiquement cagneux, au ras du clavier, sans ce souci des nuances a minima ou cette douleur impalpable qu'y glissaient dans le balancement rythmique Julius Katchen, Radu Lupu (Decca tous deux), ou plus près de nous, de manière plus extravertie, Hélène Grimaud dans son enregistrement Erato ou Arcadi Volodos – Sony). Mais le troisième, bien plus habité en sa pudique pérégrination, prend ici idoinement une dimension lugubre voire menaçante de ballade nordique.

L'opus 118, sans atteindre le classicisme de Kempff, le lyrisme de Katchen, l'introspection de Lupu, l'intensité énergique de Kovacevich, ou la modernité narrative de Volodos, demeure dans sa globalité le cycle le plus satisfaisant du présent enregistrement, d'un emportement mesuré (n°1) ou d'une mélancolie amère et cruelle dans sa désespérance (Ballade n°3). Mais ailleurs Lubimov exalte aussi l'enchanteresse nostalgie par un sens aigu du cantabilé (n°2), l'inquiétude étrange et haletante (n°4), l'évanescence presque religieuse (Romance n°5), et irise par les effets de pédale, les nappes fantomatiques et les bribes thématiques – probable allusion au Dies irae grégorien de l'ultime Intermezzo en mi bémol mineur – jusque dans les cris de révolte déchirant de son crescendo central.

Voilà un récital Brahms quelque peu inégal et inconstant mais à l'originale approche historiée : il vaut un large coup d'oreille par l'utilisation d'un piano – certes millésimé et aux limites audibles – mais proche de ceux qu'aurait pu utiliser Brahms lui-même. Et en ce sens, voilà un bien précieux document.

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