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Devenir chef d’orchestre, un pari pascalien

Devenir chef d’orchestre est un espoir qui réunit de plus en plus de candidats.

Le plus souvent, pour une place de musicien d’orchestre, ne sont tentés que quelques dizaines de candidats (entre 50 et 80) ; et ce pour un contrat de travail offrant une quarantaine d’années de carrière dans un orchestre. Alors qu’en est-il des prétendants chefs d’orchestre puisque c’est d’eux qu’il s’agit ?

Il y a en effet de quoi être surpris de constater que pour un simple poste de chef assistant durant seulement deux années dans un orchestre, ce sont plusieurs centaines de candidats qui envoient leur dossier (240, presque autant que pour le concours de chefs d’orchestre de Besançon en 2023). C’est de cette impressionnante disparité que naît cette question : pourquoi ?

Pourquoi autant se rêvent-ils en chef d’orchestre et si peu en musicien de fosse pour de l’opéra, ou de scène pour du symphonique ? C’est à nous faire croire qu’à l’avenir il n’y aurait plus que des chefs d’orchestre et personne pour jouer la musique. Une situation semblable à l’aphorisme dénonçant la situation du livre où il y aurait plus d’écrivains que de lecteurs.

C’est là qu’intervient Blaise Pascal et son pari

Outre une foi bien accrochée dans la pensée de Saint Augustin, Blaise Pascal oppose sa raison scientifique à la foi pour laquelle il considère que la raison est inutile. Or pour convaincre de l’intérêt de croire en Dieu, la raison est selon lui ce qui se dégagera du rapport gain / perte. De ce raisonnement il fait la croyance en Dieu un choix raisonnable, car « si vous gagnez, vous gagnez tout, si vous perdez, vous ne perdez rien. Gagez donc qu’il (Dieu) est, sans hésiter », écrit-il.

En effet si Dieu existe, alors le paradis aussi, avec tous ses avantages et donc la vie éternelle : soit une seconde vie après la mort ; un gain très tentant. Le prix ou la perte, n’est que de quelques renoncements à des plaisirs ou excès qui, de toute façon, avec ou sans Dieu, conduiraient certainement à écourter une vie terrestre.

Quel est le gain pour l’aspirant chef d’orchestre dans son pari fou d’envoyer son dossier ?

En envoyant son dossier le candidat ouvre la porte à une succession de possibilités qui, par leur nombre et étapes, fait de cette démarche un pari quasi aussi insensé que de croire en l‘existence de Dieu. Car de cette première étape viendra une sélection qui, si elle est heureuse, conduira à des épreuves test devant un orchestre, en concurrence avec une petite dizaine d’autres candidats. Et ensuite, si tout s’enchaîne favorablement, l’obtention du poste d’assistant convoité. Viendra alors une reconnaissance, les premiers engagements et vrais contrats, des orchestres de plus en plus prestigieux, des salles de plus en plus célèbres, des cachets de plus en plus élevés, les pays défilent, l’avion devient une routine et au bout du chemin, peut-être, deviendra-t-il le prochain Karajan. Et quand bien même cet aspirant ne deviendrait qu’un modeste chef d’orchestre, il se tiendra quand même face aux musiciens tel un Deus ex machina.

Qu’a à perdre dans ce pari l’aspirant chef d’orchestre ?

La perte, c’est ici le coût de la première démarche, soit le timbre pour son enveloppe ou le simple clic pour envoyer son mail. Un prix vraiment insignifiant comparativement à l’investissement requis pour l’aspirant musicien d’orchestre. Car le second se doit en premier de travailler le programme imposé au concours, de se déplacer et se loger là où la sélection a lieu, de répéter avec le pianiste accompagnateur. Puis le jour J, attendre son tour, avoir peur et surtout enfin jouer !

Alors que le premier n’a eu qu’à sélectionner une vidéo de lui dirigeant un quelconque ensemble où il s’est trouvé performant et de la joindre à son envoi. Il n’a eu ni à affronter le trac, ni à travailler un programme, ni à se déplacer, ni à engager des frais etc… Cette facilité, cette légèreté face à la pesanteur, à la pénibilité qu’exigent les épreuves pour une place d’orchestre, lèvent beaucoup d’obstacles face à l’acte de candidature.

Plus la promesse est merveilleuse, plus il est fondé de miser sur elle

C’est un peu cette même fascination pour un gain immense qui fait le joueur de loterie et donc de hasard s’essayer à la chance d’un gain merveilleux : le gros lot. Qu’il se nomme pactole, jackpot, cagnotte, timbale ou chef d’orchestre, la possibilité d’une mise minimum à la loterie nationale ou du timbre sont similaires, et dans les deux cas les gains potentiellement immenses. Car c’est bien en observant les joueurs que Blaise Pascal a fondé sa théorie pour son pari ; et ce n’est pas sur un simple coup de tête comme en atteste sa longue correspondance avec son contemporain mathématicien Pierre Fermat. Alors qu’aujourd’hui l’on nommerait probabilité l’objet de leur étude, c’est pourtant bien de hasard dont parle Blaise Pascal. Ce même hasard qui fait croire en ses chances le joueur de dé, de loto, ou le sceptique pour une vie après la mort. La controverse sur le problème des partis de 1664 entre Pascal et Fermat, que les mathématiciens actuels nomment théorie des jeux, relève plus de la théorie des choix stratégiques. Ainsi, la capacité de juger du rapport entre la mise et le gain espéré se nommera comme telle.

Serait-ce donc par simple stratégie que l’aspirant chef d’orchestre poste son dossier ?

Non, et comme nous venons de le voir, c’est par un cumul de facteurs. La fascination pour la fonction sacrée de chef d’orchestre pas encore évoquée ici mais déjà développée dans une chronique précédente (Chef ! Comment devient-on chef ?) est peut-être la dimension cachée, inconsciente du postulant, puis la promesse du merveilleux semblable au joueur de loto, font les parties irrationnelles de l’acte de candidature. S’en suivent les éléments tangibles et matériels, la prise de risque qui, contrairement à la mise importante du candidat musicien d’orchestre, est minimale même si en cas de succès les étapes suivantes demanderont un engagement plus important.

Pour conclure

C’est bien le résultat de deux stratégies qui s’opposent. Celle du musicien qui pèse en toute conscience le rapport gain / perte pour son acte de candidature ; car il s’accompagne d’un fort investissement face à une probabilité de succès inconnue. Et celle du prétendant chef d’orchestre qui, somme toute, n’a pas grand chose à perdre. Probablement que certains à ce stade de la lecture penseront que le but, l’objectif, l’espoir pour ces deux types de candidats est différent. Que le musicien est peut-être plus proche du succès lors du concours que le chef d’orchestre d’être sélectionné parmi 240 candidats. C’est méconnaître les statistiques en la matière et pour cause, car il n’y en a pas. Puisque personne ne communique sur sa honte d’avoir échoué à tel ou tel concours ; du moins en Europe, car aux États-Unis le rapport à l’échec est différent, en Amérique, les candidats pour des postes de musiciens d’orchestres savent très bien que le nombre moyen de tentatives avant un succès est de l’ordre de soixante-dix.

Communes incertitudes mais un pari presque divin

C’est là que Pascal fait le lien pour ces deux candidats face à autant d’incertitude. Sauf que seul le candidat chef d’orchestre a peu à perdre. Blaise Pascal promettait par son pari la possibilité de voir Dieu. Le chef dans son pari, de le devenir. De devenir ce tout puissant qui, d’un geste, fait naître la musique, le sens, l’émotion. De devenir celui qui, face à l’orchestre, incarne l’autorité, l’esthétique, le pouvoir et s’attire les bonnes grâces du public. Pascal misait sur l’éternité. Le chef mise sur l’instant, et dans cet instant, il est déjà Dieu.

Concours international de chefs d’orchestre 2025 © Festival international de musique Besançon Franche Comté 

 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la rédaction.

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