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Rebecca Journo, le parcours de l’intime

, artiste associée pour trois ans à l'Atelier de Paris, y crée en octobre Bruitage, sa nouvelle pièce au croisement de la danse, du son et de la scénographie. Rencontre avec cette chorégraphe émergente, déjà récompensée au concours Danse élargie.

ResMusica : Vous avez étudié au Trinity Laban Conservatoire de Londres, où vous avez obtenu un BA en danse contemporaine en 2015. Pourquoi avez-vous choisi d'effectuer vos études chorégraphiques au Royaume-Uni ?

: À la fin de mon lycée en sport-études, je cherchais une école supérieure pour poursuivre mes études en danse contemporaine. Après le bac, j'ai suivi une année de formation en comédie musicale et j'ai auditionné pour certaines écoles, dont Laban. À l'époque, ce n'était pas un réflexe d'aller chercher une formation à l'étranger, mais le fait de connaître Tiffany Desplanques, qui était dans cette école, m'a encouragée à tenter ma chance. J'ai été acceptée. Ma sœur avait aussi fait ses études à Londres et je comprenais déjà l'esprit de cette ville internationale, très multiculturelle et avec une approche assez progressiste par rapport à la France. Le fait qu'il y ait des étudiants venus du monde entier, que l'on parle anglais et que l'école soit intégrée à l'université permettait une approche plus mélangée, avec des profils divers, qui n'étaient pas uniquement des danseurs-interprètes. C'était un bel équilibre entre pratique et approche théorique. J'ai effectué trois années d'études, équivalentes à une licence (DMSP). Je me destinais à danser et j'ai commencé à travailler comme interprète. Je m'envisageais comme quelqu'un d'européen, capable de voyager.

RM : Après vos études, vous avez dansé pour plusieurs compagnies (KonzertTheater Bern, Brokentalkers, Tabea Martin), dont une seule était française, Michèle Murray… Qu'avez-vous retenu de ces expériences d'interprète et qu'ont-elles apporté à votre propre écriture chorégraphique ?

RJ : C'est le parcours professionnel qui m'a amenée vers ces compagnies, qui m'ont choisie pour leurs projets à l'issue des auditions que j'ai passées. Brokentalkers, en Irlande, était une compagnie de théâtre inscrite dans la scène irlandaise. Elle proposait des formes hybrides, à la croisée du théâtre, de la danse et du théâtre physique. Je n'ai participé qu'à un seul de leurs projets : The Circus Annual Desertion, une sorte de comédie musicale décalée.

Les autres projets étaient aussi très intéressants, notamment l'approche théâtrale du mouvement développée par la Suissesse Tabea Martin. KonzertTheater Bern a été mon premier projet : une compagnie de répertoire, où l'on reste dans le rôle du danseur, avec un cours de danse classique tous les jours. Je l'ai vécu comme un prolongement de ma formation. Ces expériences m'ont permis de me situer et d'acquérir une première expérience professionnelle solide. C'est à travers tous ces projets que je me suis rendu compte que j'avais besoin de porter sur scène des choses plus personnelles.

RM : En 2018, vous fondez la compagnie avec Véronique Lemonnier. Comment est née cette aventure collective ? Quelle place occupe la pluridisciplinarité (danse, performance, musique, photographie) dans votre démarche ?

RJ : Je connaissais Véronique Lemonnier depuis notre adolescence, et nous nous sommes retrouvées en 2016. Ce fut un véritable coup de cœur artistique et humain. Nous nous sommes rapprochées et avons réuni nos deux démarches parallèles au sein de , ce qui est encore le cas aujourd'hui. Elle est vraiment ma partenaire de travail, mais aussi une amie proche, et nous nous soutenons dans tout ce que nous faisons.

À l'origine, elle est interprète danseuse, mais elle pratique également la photographie, ce qui lui a permis de développer un regard particulier, une manière singulière de représenter son corps et de poser face à l'objectif. Aujourd'hui, elle se forme au métier de technicienne et nous portons ensemble la production, l'administration et la diffusion de . Elle joue aussi souvent le rôle de regard extérieur sur les projets chorégraphiques de la compagnie. Nous travaillons ensemble de différentes manières.

RM : Vous avez ouvert le cycle de La Pieuvre avec deux solos, L'Épouse (2018) et La Ménagère (2019), inspirés de clichés féminins. Quelle réflexion souhaitiez-vous engager autour de ces figures ?

RJ : C'étaient des projets solos. Ce qui m'a motivée, c'est que je cherchais par moi-même des choses, des mouvements, une gestuelle. J'étais très intéressée par la marionnette, les objets et le geste marionnettique. J'ai travaillé sur la fabrication d'une marionnette inspirée de La Mariée de . Le processus s'est transposé dans mon propre corps : je suis devenue cette mariée-marionnette et j'ai commencé à m'intéresser à de vieilles photos de mariées. Il y a eu aussi le prologue du film Melancholia de Lars von Trier, qui m'a fait comprendre qu'il s'agissait de l'archétype de la mariée.

Quand j'ai commencé à jouer ce solo, je me suis rendu compte qu'il y avait une dimension émotionnelle très forte, notamment dans la rencontre avec le public. C'est comme une mise en abîme : on est regardé, tout comme la mariée qui s'avance vers l'autel est regardée. Cela m'a intéressée de creuser l'inconscient collectif autour de cette figure.
Dans cette continuité, j'ai prolongé la réflexion avec La Ménagère en observant du côté de mes grands-mères et de la vie domestique, d'un point de vue subjectif et personnel. Je suis partie d'écrits et de films féministes, comme Jeanne Dielman de Chantal Akerman, qui est arrivé plus tard dans le processus. J'ai choisi d'adopter un point de vue féministe tout en partant d'éléments très personnels. J'aurais pu prolonger cette même question avec une autre figure, et c'est un peu ce qui s'est passé avec la pièce Portrait.

RM : Pour Canicular, commande du festival d'Avignon et de la SACD, vous invitez l'artiste sonore Diane Barbé pour une performance autour du chant des cigales. En quoi cette pièce psychédélique poursuit-elle vos recherches sur le corps mutant, en particulier féminin ?

RJ : C'est une pièce un peu à part, car pour Le Vif du sujet, la SACD nous demande de travailler avec quelqu'un avec qui nous n'avons jamais collaboré et de faire un pas de côté. J'ai donc poursuivi la démarche que je menais déjà, mais en travaillant cette fois avec Diane Barbé au lieu de Mathieu Bonnafous. Je sortais du processus de création de Les amours de la pieuvre, centré sur l'animal mutant et le corps mi-humain mi-insecte, et j'étais déjà sur cette question, que j'avais aussi abordée dans Whales.

Je suis partie d'une photo, d'une image un peu figée (la femme qui bronze au soleil), que j'ai cherché à animer. À partir de cette image, il s'agissait de lui donner vie, comme dans Portrait, L'Épouse ou La Ménagère. Je me suis inspirée de la cigale, qui fait vibrer sa membrane pour chanter. Ce mouvement de vibration a engendré une animation du corps. J'ai trouvé amusant d'incarner à la fois l'insecte et la femme envahie par des insectes, qui les hallucine sur elle.

J'ai travaillé avec la costumière Coline Ploquin, avec qui je collabore depuis Whales. Pour Les amours de la pieuvre, nous avions exploré le latex, matière qui faisait sens avec l'univers visqueux, gluant, liquide de la pièce, et qui évoquait aussi la peau, une seconde peau. Claudine travaille toujours la matière, et le choix du latex est venu naturellement pour Canicular, dans cette logique de mutation, de métamorphose et de mue.

RM : Votre dernière création collective, Les amours de la pieuvre (2024), s'inspire de l'imaginaire érotico-horrifique japonais. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce projet et la manière dont il explore encore davantage le lien entre musique et danse ?

RJ : C'est aussi un pas de côté, car c'est une performance hybride où le corps et le geste sont présents, mais au service de la fabrique du son. Ce n'était pas un projet chorégraphique au sens le plus traditionnel du terme : ici, l'aspect plastique, sonore et performatif prend le dessus.

Ce projet nous a poussés hors de notre zone de confort. Nous avons essayé de construire un dispositif proche du concert, où nous nous synchronisons et nous connectons à travers le son, en créant un univers sonore par diverses actions performatives.

Nous avons travaillé autour de la pieuvre, l'animal qui donne son nom à notre compagnie. Il ne s'agissait pas de faire un documentaire comme celui de Jean Painlevé, Les amours de la pieuvre, mais d'utiliser la pièce comme un prétexte pour plonger dans un univers visqueux, humide, étrange et érotique, tel qu'il apparaît dans certains courants artistiques japonais. Notamment le courant ero guro nonsensu, que j'ai découvert grâce à l'estampe d'Hokusai, Le Rêve de la femme du pêcheur. Cela faisait sens pour nous, qui travaillons sur l'inquiétante étrangeté et le bizarre. C'était fascinant et cela a ouvert de nombreux ponts.

RM : Comme dans L'Épouse au Palais de la Porte Dorée, vous refusez dans cette pièce de maintenir une distance physique avec les spectateurs. Pourquoi ?

RJ : Nous l'avons remis en jeu avec La Pieuvre. L'immersion, cette adresse directe au public, est au cœur de notre démarche. Nous cherchons un lien fort avec les spectateurs, une connexion intime. La question est toujours : quel cadre créer pour que cette rencontre soit possible et reste intimiste ? Ce n'est pas simple de s'écarter des formats institutionnels, car cela pose beaucoup de contraintes dans la diffusion. Mais c'est une réflexion importante sur la façon dont nous travaillons avec les lieux.

Au Palais de la Porte Dorée, j'ai visité l'espace et l'on m'a transmis les contraintes techniques de la soirée, avec l'enchaînement des pièces. Il a fallu prendre des décisions rapides et claires. Il n'y avait pas de sens à se placer frontalement devant les spectateurs ; il fallait donc trouver un autre espace, sans possibilité de lumière. Cette proximité rend la pièce encore plus intense. Elle met en avant le sujet et crée une forte empathie des spectateurs avec cette mariée. Certains y retrouvent leur propre histoire ou y voient un écho à la grande histoire. Cela les amène à réfléchir à la condition des femmes, mais pas seulement. À un niveau plus large, il y a aussi l'idée de représentation et de l'aliénation qu'elle peut engendrer. La musique de Clara M Singer est très forte émotionnellement et elle nous connecte directement à nos émotions.

RM : Vous avez remporté avec L'heure du thé, extrait de Portrait, la Mention SACD au concours Danse élargie 2024. Vous y explorez les liens entre mouvement et photographie, en dialogue avec le travail de Véronique Lemonnier. Comment s'est construit ce projet et quelle place la photographie occupe-t-elle dans votre pratique chorégraphique ?

RJ : Portrait interroge la manière dont on se positionne et la façon dont on est enfermé dans une posture. C'est clairement l'idée du cliché photographique qui a servi de médium. Les artistes que nous avons choisi d'explorer sont des photographes femmes qui ont utilisé l'image pour détourner ou détraquer leur propre représentation : Cindy Sherman, Francesca Woodman, Claude Cahun, Hannah Meynard… Véronique Lemonnier, qui est danseuse sur ce projet, a été ma première collaboratrice. Dans sa pratique photographique, elle réalise des autoportraits.

Derrière l'autoportrait, à l'heure du selfie, se pose la question du narcissisme, mais aussi celle d'un geste artistique : apparaître et disparaître, se réapproprier son histoire, approfondir la connaissance de soi et créer une identité complexe. Nous avons passé beaucoup de temps sur la recherche et l'écriture de la pièce. Les extraits présentés sont des réadaptations, mais je défends la version intégrale, car son rythme et son temps sont plus justes. L'idée n'est pas de tout donner immédiatement, mais d'installer une progression plus lente, qui mène de la représentation vers l'étrange, du portrait à la fragmentation et à la disparition.

RM : Quelles sont les sources d'inspiration de Bruitage, votre prochaine création avec Mathieu Bonnafous les 10 et 11 octobre à l'Atelier de Paris ?

RJ : Nous avons déjà présenté ce projet en avant-première à Marseille. Il s'inscrit dans la continuité du travail mené avec Mathieu. Nous avions envie de remettre en jeu un processus de fabrication du son en direct, de partir de matières concrètes, d'objets, et de nous inspirer du bruitage au cinéma. Nous sommes partis du principe de la synchrèse, ce collage de l'image et du son qui anime l'image par le son et la rend vivante. Nous avons transposé cette idée avec la volonté d'animer le corps-objet à travers les objets qui produisent le son et viennent donner vie aux corps. Il y a un jeu entre objet, son et geste, autour duquel se construit un dialogue.

Nous nous sommes inspirés du bruitage tel qu'il est pratiqué au cinéma. L'idée était de rendre visible quelque chose d'artificiel : ces mariages simples entre image et son, qui peuvent pourtant créer de la magie. Nous sommes partis de rien, en choisissant quelques objets petits – car ils devaient jouer dans une boîte, devenue la « boîte dans la boîte ». Nous avons cherché certains sons capables de sonoriser des actions, des gestes, et le corps s'est construit à partir de ces collages sonores. Cela a ouvert la voie à une fiction.

Visuellement, nous nous sommes inspirés du cinéma expressionniste allemand muet, pour retrouver une expressivité figée et convoquer un univers un peu désuet. La lumière a été pensée dans la même logique, afin de trouver une esthétique commune entre le son, la lumière et les costumes. Chaque médium a son importance dans cet équilibre minimaliste : costume, lumière, boîte, fabrication sonore. Tous résonnent ensemble.

RM : Vous êtes aujourd'hui artiste associée à l'Atelier de Paris. Concrètement, qu'est-ce que cette résidence de création de trois ans va vous permettre de développer ? Comment percevez-vous ce soutien dans la durée, basé sur la confiance et l'échange, pour le développement de votre écriture et de vos projets collectifs ?

RJ : 2025 est la première année, et nous avons commencé avec Bruitage, créé à l'Atelier de Paris, où nous avons été en résidence à plusieurs reprises et où nous avons travaillé la création lumières. C'est la première fois que nous sommes associés aussi longtemps à un lieu, et cela marque une étape charnière.

Nous sortons doucement de l'émergence, sans être encore complètement structurés en tant que compagnie. Cette association constitue un socle sur lequel nous pouvons nous appuyer et réfléchir à des projets plus ambitieux à long terme. Elle nous donne la confiance nécessaire pour envisager un prochain projet de plus grande ampleur, construit dans une relation durable avec un lieu.

RM : Quels sont les questionnements qui traversent vos recherches chorégraphiques aujourd'hui ?

En ce moment, je réfléchis beaucoup à la question de la rencontre avec le spectateur. Avec Les amours de la pieuvre, je me suis retrouvée confrontée à certains spectateurs qui refusaient cette intimité. Cela m'a amenée à me demander : comment créer des cadres où cette rencontre est possible, sans exiger la participation du public ?

Avec Véronique, je me pose aussi beaucoup de questions sur la manière dont la forme et le format approfondissent le propos. Notre démarche est de creuser cette dimension de l'étrange et du bizarre, qui peut parfois générer du malaise. Mais ce malaise peut aussi être drôle, inquiétant, sensible, beau. Tout cela coexiste, et c'est vers cet entrelacement que nous allons. Le format immersif permet d'aller plus loin psychologiquement, mais il est essentiel que la forme reste maîtrisée.

Crédits photographiques : portrait de et Portrait © Maxime Leblanc ; Canicular © Christophe Raynaud de Lage ; L'Épouse © Quentin Chevrier ; Bruitage © Véronique Lemonnier

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