Création toute en démesure de Kirill Serebrennikov pour le Théâtre du Châtelet, Hamlet / fantômes fait l'objet d'une remarquable commande musicale à Blaise Ubaldini, interprétée par l'Ensemble Intercontemporain.
Le chaos qui se dessine sur scène au fil des dix séquences de Hamlet / fantômes fait écho au fracas du monde dans lequel nous vivons. En anglais, allemand, français ou russe, le metteur en scène et réalisateur russe Kirill Serebrennikov fait dix fois le constat de l'impossibilité d'interpréter / d'être Hamlet, préférant convoquer ses fantômes. Théâtre de la démesure et de la vocifération, ce Hamlet / fantômes convoque des grandes figures du XXe siècle : Artaud et son théâtre de la cruauté dans un duo grand-guignolesque avec Hamlet ; Dimitri Chostakovitch, qui le mit en musique, dans un émouvant solo accompagné au piano ; ou une extraordinaire Sarah Bernhardt bicéphale jouant Hamlet pour la première fois.
Dès la scène d'ouverture, « Hamlet et le théâtre », c'est le comédien Odin Lund Biron qui formule l'hypothèse, « What If ? », des multiples façons d'être Hamlet au monde. C'est un Hamlet agonisant, empoisonné et muet, qu'incarne Bertrand de Roffignac, comédien révélé sur cette même scène dans Peer Gynt sous la direction d'Olivier Py. Comme dans toutes les scènes, ou presque, un autre personnage lui donne la réplique. Dans cet ambitieux projet de déconstruction de Hamlet – la seule pièce qui pourrait sauver les théâtres si toutes les pièces disparaissaient – qui découpe la tragédie (ou est-ce une comédie ?) d'Hamlet en thématiques : « Hamlet et le père », « Hamlet et la mère » où Judith Chemla incarne à la fois la reine et le roi, « Hamlet et l'amour » – encore Judith Chemla en Ophélie chantant avec une grâce infinie, « Hamlet et la violence », où Artaud, alias August Diehl, lui intime l'ordre de tuer, « Hamlet et la mort »…
Grandiloquent, ce théâtre-là est profondément européen et viscéralement théâtral. Un théâtre total où se mêlent le texte, la vidéo, la danse, la scénographie et la musique – une musique spécialement créée par Blaise Ubaldini pour ce projet, avec les musiciens de l'Ensemble Intercontemporain. Dans la fosse ou sur la scène, les musiciens font partie intégrante du spectacle. La musique est le support de la dramaturgie, la mélodie d'une chanson, en musique de chambre ou piano solo, avec des parties vocales ou orchestrales. La tonalité parfois rock de cette composition virtuose endosse de multiples couleurs qui épousent la fantaisie créatrice du metteur en scène et sa dimension démiurgique. Si l'on excepte l'opéra Hamlet d'Ambroise Thomas, seuls Dimitri Chostakovitch et Piotr Ilitch Tchaïkovski, compositeur auquel Kirill Serebrennikov a consacré un film se sont sentis inspirés par la pièce de Shakespeare.
Le spectacle est soutenu par une scénographie elle aussi multi-facettes, dans le salon d'un grand appartement décati, sur les murs duquel on peut projeter des images en gros plan, façon Citizen Kane d'Orson Welles, mais aussi les textes prononcés par les acteurs. Autour de l'ambivalence du jeune Hamlet, sa volonté d'être ou de ne pas être, des mots défilant sur un bandeau lumineux en quatre langues, les personnages de la pièce s'animent dans un ballet dada, sorte d'Entracte constructiviste et décadent. « What if ? », et si Hamlet était une femme ? (Déjà vu). Un danseur hip-hop ? (Bonne idée incarnée par Kristian Mensa sur une chorégraphie de Konstantin Koval). Des cadavres ? Un compositeur russe ? Une comédienne de la Belle Époque ? Un acteur shakespearien ?
Metteur en scène généreux et inventif, Kirill Serebrennikov n'est pas pour autant iconoclaste. Il puisse son imagination dans un profond amour du théâtre et de ses acteurs, sans cynisme, ni dérision. Sans désigner « le » Hamlet, Kirill Serebrennikov laisse à chacun des très grands comédiens et comédienne qui l'entourent le choix d'en être le plus génial ou le plus fou, le plus grandiose ou le plus minable. Filipp Avdeev, Odin Lund Biron, Nikita Kukushkin, en plus de ceux déjà cités, se lancent à corps perdu dans l'aventure et l'accompagnement de ses visions.