Le label First Hand consacra un album à Shura Cherkassky, album qui regorgeait de perles avec nombre de pièces de styles différents. En revanche, les témoignages du pianiste chilien Claudio ne concernent que cinq compositeurs, Beethoven étant le plus représenté avec six sonates. Ces documents sont d'autant plus remarquables qu'il n'était pas question, à l'origine, de les éditer.
Premier constat : la captation de ces archives est d'une bonne qualité, l'acoustique difficile de la salle ayant été en partie estompée. Par ailleurs, les pianos joués par Claudio Arrau sont d'une tout autre qualité que ceux joués par Cherkassky. Ils valorisent le grain du toucher du pianiste, qui associe à la fois profondeur et projection du son.
Le récital du 13 février 1977 s'ouvre par la Sonate n° 30 de Beethoven. D'emblée, la puissance et la technique impressionnent, mises au service d'une pensée qui ne perd jamais la vision de l'architecture globale de l'œuvre et avec un tempo particulièrement lent dans le finale. Celui-ci est amoureusement cantabile et d'une tension extraordinaire. Quelques infimes imperfections dans le Prestissimo et légères baisses de tension n'altèrent pas notre plaisir. Aux deux gravures de la Sonate en si mineur de Liszt (1970, 1985, Philips) s'ajoute dorénavant celle de ce concert. Elle séduit par sa construction et une virtuosité sans esbroufe. La lecture est toutefois plus massive que les versions en studio et, malgré la qualité du document, elle se situe en-deçà des deux gravures Philips. Après la Sonate de Liszt, Arrau se lance dans la Sonate n° 3 de Brahms ! C'est certainement l'interprétation la plus remarquable de la soirée. Les contrastes sont saisissants de force et d'élan. Voilà le légendaire Arrau des concertos de Brahms, immense narrateur dans le mouvement lent et qui sculpte la matière sonore au fond du clavier. La réalisation de la Sonate est comparable à celle en studio de 1971.
Le récital du 10 février 1981 s'ouvre par la Sonate Quasi una fantasia op. 27 n° 1 de Beethoven. La tenue des tensions, la maîtrise et le resserrement de l'expression sont une leçon de musique : leçon dans la conduite d'un développement avec un jeu éminemment dramatique. La prise de risques est permanente dans l'Allegro molto e vivace, par exemple, dont le début est toutefois problématique. Le métier et, pour tout dire, le génie d'Arrau reprennent immédiatement le dessus et c'est un régal d'écouter la façon avec laquelle il organise la pulsation rythmique y compris dans le mouvement lent. Chez Arrau, l'art du chant est si puissamment porté et concentré que les Études symphoniques de Schumann qui suivent diffèrent sensiblement de celles captées en studio, en 1970. Le geste apparaît plus libre et fluide et avec des tempi plus alertes. Arrau profite de chaque atmosphère, quitte à provoquer quelques légers accrocs. À noter que toutes les variations posthumes sont jouées. Le finale un peu précipité et raide révèle une certaine fatigue des doigts. Les Estampes de Debussy, la Fantaisie en fa mineur de Chopin et Après une lecture du Dante de Liszt sont également au programme de ce concert “marathon”. Une captation curieusement moins bien définie des Estampes provoque un alourdissement des basses au détriment d'une main droite si élégante et musicale dans La Soirée dans Grenade et Jardins sous la pluie. Beaucoup moins marquante est la Fantaisie de Chopin. L'auditeur reste certes suspendu à une narration puissante, mais dans laquelle les incidents se multiplient. Dans ce concert, Arrau n'est visiblement pas à l'aise dans l'œuvre (le piano aurait mérité un accord supplémentaire). Gardons en mémoire les versions antérieures de 1954, 1960 et 1977. Le pianiste jette ses dernières forces dans Après une lecture du Dante. Au maximum de la puissance, il dramatise la lecture, passant outre les notes à côté et quelques duretés à la main droite. Autant de petits aléas en concert, absents évidemment de la version studio de 1982. Mais quel engagement et quel panache !
Le dernier concert (18 février 1986) réunit quatre sonates de Beethoven déjà gravées à plusieurs reprises par Arrau. Le piano est capté avec un meilleur équilibre spatial. La Sonate n° 7 est d'une magnifique éloquence, tendue de bout en bout et sans nervosité : une imparable construction dans laquelle silences et traits aussi batailleurs qu'humoristiques (le rondo final) prennent toute leur valeur. La Sonate Appassionata gagne en inspiration narrative ce qu'elle perd en rigueur rythmique. Voilà une lecture qui nous change de la perfection actuelle et ferraillante de tant d'interprètes : Arrau questionne sans cesse le piano, à nouveau au fond du clavier (Andante con moto), se perd au début du final, retrouve la concentration. Que cela est difficile… Après les deux premières sonates, le pianiste alors âgé de 83 ans poursuit avec Les Adieux et la Waldstein. Il évoque l'esprit du Wanderer (celui de l'archiduc Rodolphe d'Autriche quittant précipitamment Vienne) avec un toucher qui est un modèle de clarté. Sobriété du récitatif et projection du son, fébrilité dominée et violence de l'émotion : tout y est. Pour sa part, la Sonate Waldstein se construit tout aussi patiemment jusque dans l'improvisation énigmatique du mouvement lent. Sans connaître le nom de l'interprète, l'auditeur sait à coup sûr qu'il écoute un grand maître.