Mirga Gražinyté-Tyla marque le Philhar’ par un cycle Chostakovitch-Weinberg
Mirga Gražinytė-Tyla, la Première cheffe invitée désignée du Philharmonique de Radio France, inaugure un cycle marquant de quatre concerts consacré à Dimitri Chostakovitch et à son ami Mieczysław Weinberg. Un pari pour la cheffe et pour l'orchestre, aux résonnances qui vont bien au-delà des seules considérations interprétatives du soir.

Il n'y a rien d'innocent en 2025 à programmer à Paris un cycle de quatre concerts en huit jours qui mettent en miroir le compositeur russe emblématique de l'époque soviétique Chostakovitch et son jeune confrère et ami d'origine polonaise Weinberg, deux destins indissociablement liés aux tragédies de la guerre, du totalitarisme, de la Shoah hitlérienne et de l'antisémitisme stalinien. Certes, Mirga Gražinytė-Tyla est une défenseuse farouche de Weinberg, dont elle fait valoir sans relâche l'œuvre symphonique et opératique, de Birmingham (capté par Deutsche Gramophone) au prestigieux festival de Salzbourg (L'Idiot, en 2024). Certes, un compositeur sans champion pour diriger sa musique n'est pas joué, et tout chef a besoin de se distinguer par un répertoire auquel il peut être identifié, c'est entendu. Mais tout de même, le Philhar' y va fort avec ces trois concerts symphoniques (et un quatrième de musique de chambre avec les musiciens de l'orchestre) dont le dernier culminera le 21 novembre avec la création mondiale (!) de la Symphonie n°13 de Weinberg précédée de la sardonique et anti-stalinienne cantate Raïok de Chostakovitch.
Le premier concert de cette ambitieuse série commence… par la fin, à savoir les ultimes symphonies de chacun (Weinberg entamera une vingt-deuxième symphonie, orchestrée après sa disparition), toutes deux composées dans l'ombre de la mort. Un couplage profondément judicieux, qui éclaire les parcours de vie et l'identité artistique propre de chaque compositeur, bien différenciés par la cheffe : si les deux artistes sont témoins et acteurs de l'Histoire du XXᵉ siècle, l'aîné apparait comme une sorte de Commandeur, le cadet comme un Survivant.
Il y a beaucoup d'enjeu pour Mirga Gražinytė-Tyla dans ce concert, de par ce programme bien sûr, mais aussi parce qu'elle monte sur le podium pour la première fois depuis l'annonce de sa nomination comme Première cheffe invitée pour trois ans à partir de la rentrée 2026. L'Allegretto initial de la Symphonie n°15 comble toutes nos attentes : elle surprend par un tempo dangereusement rapide, elle délivre une leçon d'engagement collectif qui fait briller les pupitres, évoque le fougueux Chostakovitch des années 1920, celui du temps des audaces formelles du Nez. La gestuelle est fascinante, précise, à la fois pulsée et mécanique, collant de manière idoine à la vision qu'elle a de ce mouvement. Après cette éclatante ouverture, les mouvements suivants plongent dans les affres du souvenir, de la douleur et de la mort, marqués par deux climax, le premier vraiment effrayant dans l'Adagio, qui évoque comme le déchirement tellurique d'un magma qui perce la croûte terrestre dans un effort inouï, le second dans le mouvement final, brutal mais plus affirmatif, où on a l'impression que c'est Chostakovitch lui-même qui se dresse, une dernière fois, et dit à la face du monde, c'est moi Chostakovitch ! Vous ne m'avez pas brisé ! Pour réussir ces climax, tout l'art de la cheffe a été de déstructurer le fil de la partition, choisissant un tempo lent, installant une atmosphère raréfiée, où comme dans un rêve à demi-éveillé se succèdent les souvenirs, les citations de Rossini à Wagner et Mahler, laissant les interventions solistes s'exprimer sans frein – telle Nadine Pierre le premier violoncelle solo laissant libre cours à l'émotion en ouverture douloureuse de l'Adagio. Après l'ultime climax dans lequel Chostakovitch a mis ses dernières forces, tout n'est plus que bribes, ombres de thèmes wagnériens, fantômes de valses, l'esprit vagabonde d'images fugitives qui remontent jusqu'aux jeux d'enfants. Il n'y a plus de sens, pas d'unité, pas de lien entre ces images, et Mirga Gražinytė-Tyla assume crânement cette inconfortable discontinuité : la vérité de la mort avant la beauté plastique de l'art.

La Symphonie n° 21 « Kaddish » est un cheval de bataille pour la cheffe, qui en assuré le deuxième enregistrement mondial dès 2018 pour DG (Clef ResMusica), et a contribué à mettre Weinberg sur la carte des compositeurs symphoniques incontournables… même si encore largement à découvrir. Composée en 1989-1991 en vue du cinquantenaire de l'insurrection du ghetto de Varsovie, du 19 avril au 16 mai 1943, la symphonie est dédiée à ses victimes, les 7 000 morts durant les combats, les 300 000 à 400 000 Polonais de confession juive qui y vécurent et en furent déportés, dont les parents et la sœur de Weinberg. Son sous-titre Kaddish, la prière des morts dans la religion juive, est de la main du compositeur, notée dans son catalogue d'œuvres. De vastes dimensions par sa durée de près d'une heure et par son grand effectif avec timbales, percussions, harpe, piano, célesta et harmonium, elle déroule un flux continu en six sections où les climax ont d'autant plus d'effet qu'ils sont parsemés avec parcimonie, l'essentiel se concentrant en interventions solistes, tels le violon fragile et tellement humain de Gidon Kremer en ouverture (jouant une citation des Knaben Wunderhorn de Mahler « Mère oh mère, j'ai faim »), un lambeau bien reconnaissable et poignant de la Ballade n°1 de Chopin à deux reprises, ici un rare solo de contrebasse, par Christophe Dinaut, là quelques notes d'harmonium, les interventions d'une justesse stylistique parfaites du premier violon Nathan Mierdl et celles grinçantes et aiguisées à souhait à la clarinette de Nicolas Baldeyrou, et les percussions, la petite harmonie, aucun pupitre n'est oublié dans cette communion des disparus.
Comme pour Chostakovitch, la distance du temps désagrège la mémoire et donne cet effet fragmentaire, que Gražinytė-Tyla met en relief. Mais chacun l'exprime de manière bien différente, et Weinberg n'est clairement pas l'épigone de son ami et aîné. Chez Chostakovitch nous étions dans la psyché d'un homme qui s'est retrouvé lui-même et malgré lui une part intégrante de l'Histoire, et qui ne s'appartient plus complètement. Quand il cite Rossini ou Wagner, il tutoie les géants du passé. Avec Weinberg nous sommes pour ainsi dire avec une personne « à taille humaine », d'une résilience hors norme face à la déshumanisation des totalitarismes : chaque intervention soliste nous touche car nous pourrions être cette petite voix, nous pourrions être ce violoneux, ce joueur d'harmonium, ce pianiste amateur égrenant son Chopin, gens ordinaires et… assassinés. Dans cette ambiance crépusculaire et recueillie, où la cheffe joue davantage la continuité qu'elle ne l'a fait dans Chostakovitch (et à bon escient dans les deux cas), l'intervention finale et attendue de la soprano Hulkar Sabirova, pleine de vie, a une énergie opératique probablement trop solaire. La captation du concert permettra vraisemblablement de mieux intégrer la voix dans le collectif.
Par ses choix de programme et par son exécution instrumentale, la collaboration étroite entre Mirga Gražinytė-Tyla et le Philhar' commence sous les meilleurs auspices.









