Sol Gabetta et sa Cappella ont donné à Bruxelles le coup d'envoi d'une tournée reprenant partiellement le programme du disque monographique récemment publié (Clef d'Or ResMusica), axé sur la figure de Lise Cristiani. Un concert faisant la part belle aux inédits et aux redécouvertes.
Cette première étape d'une tournée très attendue, qui passera par l'Allemagne et la Suisse, est conçue comme un hommage vibrant à Lise Cristiani née voici exactement deux siècles. Cette pionnière, première femme à embrasser une carrière professionnelle de virtuose du violoncelle dont la carrière fut aussi brillante que météorique, a inspiré son temps (Mendelssohn lui dédia sa Romance sans paroles op. posth. 109) avant de tomber dans un oubli immérité. On sait le travail titanesque entrepris par le biographe Waldemar Kamer (publié aux Éditions Bleu Nuit) pour retracer l'itinéraire parfois nébuleux de la jeune Française. Sol Gabetta, étroitement associée au projet, s'est attachée, par la grâce d'un magnifique enregistrement (Sony, Clef d'or ResMusica), à la réhabilitation de cette grande dame de l'instrument, fêtée à son époque pour son « jeu plein d'audace et de lumière » (pour citer les chroniques d'Hector Berlioz). Avec sa Cappella, elle défend le programme de son récent disque à présent en concert, en omettant toutefois, sans doute pour des raisons de cohérence stylistique, toutes les plages signées Jacques Offenbach !
Sol Gabetta, jouant de son Matteo Goffriller de 1730, incarne à merveille, avec tact et un irrésistible entrain teinté tantôt d'humour tantôt de mélancolie, l'esprit d'audace et de passion qui devait animer l'aventurière Cristiani. La virtuose ne composait pour ainsi dire pas, mais servait les partitions de ses contemporains. L'occasion nous est donnée de (re)découvrir avec intérêt deux noms importants à l'origine de l'école belgo-française de l'instrument, par ailleurs compositeurs : Alexander Batta et Adrien-François Servais. Sol Gabetta fait montre d'une qualité d'intonation et d'une beauté de son proprement sidérantes. Elle magnifie les deux transcriptions dues à Batta, tantôt purement belcantiste (Una furtiva lagrima, de l'Elisir d'Amore de Donizetti), tantôt suavement expressive par l'ampleur du legato (l'Ave Maria D. 839 de Schubert, d'une incandescente ferveur).
D'une manière générale, dans l'urgence du concert, on va de découverte en découverte : au-delà de la prouesse technique, Sol Gabetta insuffle une nouvelle vie et une véritable expressivité à ces partitions oubliées et virtuosissimes. La véritable passe d'armes que constitue le morceau de concert tiré de deux extraits du Guillaume Tell de Rossini, également dû à Batta, pour trois violoncelles et piano prend une dimension épique. Elle est défendue avec une ardeur homérique par la violoncelliste, bénéficiant des répliques exemplaires de Victor Julien-Laferrière (invité spécial sur l'album et pour la présente tournée) et de Luca Magariello, violoncelliste-tuttiste au sein de la Cappella Gabetta.
Le Belge Adrien-François Servais, à l'époque grand soutien des musiciennes au gré de ses activités pédagogiques bruxelloises, tenait en haute estime Lise Cristiani. Il est l'un des grands émancipateurs de l'instrument à l'époque romantique, à la fois par l'invention d'une nouvelle technique d'archet – souvent plus court de type « Tourte » – par la leste agilité demandée à la main gauche souvent sollicitée en position plus haute et acrobatique, et par une attaque de la corde moins incisive, plus légère. Ses relativement célèbres Souvenirs de Spa et la quasi inédite et redoutable Fantaisie sur deux airs russes sont, au-delà de leur fraîcheur mélodique, une enfilade de chausse-trappes et un déferlement d'effets alla Paganini (pizzicati, doubles cordes, harmoniques, spiccato…). Au-delà d'une confondante maîtrise technique, Sol Gabetta y réhabilite l'esprit même du bel canto et de la virtuosité située, à l'époque, entre l'esprit de salon et l'exigence du grand concert symphonique.
Tout cela est défendu avec conviction, engagement, ferveur et aussi ce zeste d'humour, voire de souriante auto-dérision, au gré de sourires complices ou d'encouragements explicites envers ses musiciens : l'intense travail technique et interprétatif de la soliste semble s'accomplir avec une déconcertante facilité par la totale libération du geste. L'ensemble des musiciens de la Cappella Gabetta, joue, sinon sur instruments d'époque, du moins de manière historiquement informée, cornaqué depuis son poste de konzertmeister par l'énergique Dmitry Smirnov. La verve, l'engagement et même le léger « décalage » stylistique volontaire (l'entrée depuis les coulisses de tambourins à la main pour la fantaisie « russe » de Servais !) des dix cordes sont palpables et de bon aloi. Libre champ leur est laissé pour deux brefs intermèdes collectifs, sans intervention de la soliste. Le final – La Tempesta – de la sixième Sonate à quatre de Rossini emporte l'adhésion par sa furie soudaine et bondissante, malgré un effectif un rien pléthorique (les deux altos doublant les trois seconds violons).
Par contre, en début de seconde partie, le final, Vivace e agitato, assez génial par son emportement Sturm und Drang du Quintette avec contrebasse de George Onslow, appelle davantage de réserves. Si l'idée d'associer un grand nom de la musique de chambre française, contemporain de Cristiani, est excellente, la réalisation nous en semble plus erratique. La rapidité des traits et la cohérence d'ensemble destinent bien davantage la partition à un ensemble de cinq solistes qu'à un (gros) effectif chambriste. Il en découle un manque de coordination des pupitres de violon et d'altos, à la sonorité soudainement gercée et moins élégante : seul petit bémol à une prestation par ailleurs assez exemplaire d'implication et d'incisivité.
Il convient d'associer à cette réussite la pianofortiste Irina Zahharenkova, d'un engagement tantôt tendre (la Larme inaugurale rossinienne), de discrétion raffinée au gré des transcriptions de Batta, ou dans l'introduction de la fantaisie de Servais. Elle use probablement du même Blüthner de 1859 déjà présent pour l'enregistrement, et nimbe ainsi d'une aura quasi crépusculaire les diverses introductions pianistiques des diverses pages.
En bis, Sol Gabetta et son ensemble offrent les célébrissimes variations sur un thème du rossinien Mose in Egitto « sur une seule corde » de Nicolo Paganini, avec, de la part de la soliste, une gourmandise sonore (les harmoniques !) et une verve insidieuse et irrésistible (l'élégance de l'introduction, la bonhomie frondeuse de l'irrésistible final). Le public conquis réserve un triomphe pleinement justifié à ce pur moment de transcendante et brillante exaltation musicale.
Ce concert est ainsi plus qu'un hommage : c'est un acte de réparation historique, qui replace une figure féminine majeure de la musique sur le devant de la scène, prouvant que les œuvres qu'elle défendait n'ont rien perdu de leur charme ni de leur impact.