Beethoven avait 30 ans lorsqu'il composa Les Créatures de Prométhée : peu ou prou l'âge de chacun des membres du trio d'artistes engagés par l'Opéra Grand Avignon pour rallumer le feu de l'unique ballet du compositeur.
Hormis l'Ouverture, on joue peu Les Créatures de Prométhée, et c'est fort dommage, vu le nombre de pépites que l'œuvre recèle, comme (plus encore que certain thème en devenir de la Symphonie Héroïque) certain irrésistible Adagio-Andante quasi Allegretto, où Beethoven introduisit pour la première fois dans son œuvre la harpe… Le retour des Créatures de Prométhée est le premier motif de satisfaction d'une soirée particulièrement prodigue.
Basé sur un argument du chorégraphe Salvatore Vigano, trentenaire lui aussi, qui souhaitait apporter le feu humaniste à un genre jusque là dévolu au seul divertissement, le ballet de Beethoven questionne le mythe de Prométhée dont la récurrence infuse jusqu'à aujourd'hui l'ensemble des arts, le 8ème ayant récemment rempli les salles de cinéma avec l'horrifique Prometheus de Ridley Scott. Du scénario perdu de Vigano autour de cette figure mythologique aux multiples avatars selon les sources, Avignon retient l'essentiel : le titan Prométhée, non content d'avoir façonné d'argile l'être humain, voulut aussi lui apporter la Connaissance en lui confiant le feu qu'il avait dérobé aux Dieux de l'Olympe. Une hérésie dont ce « précurseur de la laïcité » (“Je n'aime pas les dieux” lui fait dire Eschyle) fut puni en étant condamné à avoir le foie dévoré, enchaîné à un rocher.
Le thème intéressa le jeune Beethoven qui voyait l'artiste en passeur de connaissance. Il intéresse au plus haut point Martin Harriague, lequel n'a plus à faire ses preuves en ce qui concerne le combat humaniste, depuis son formidable et très parlant America, récemment révisité. Martin Harriague succédera en 2027 à Thierry Malandain à la tête du CCN Ballet Biarritz autour duquel il a beaucoup gravité : danseur dans le Ballet Biarritz Junior, puis chorégraphe associé en 2018… Le voici depuis 2024, Directeur du Ballet de l'Opéra Grand Avignon.
L'urgence qui caractérise son style fait mouche dès la première image d'un spectacle qui ambitionne de réunir toutes les forces de la maison avignonnaise. D'abord son orchestre, juché dans le noir en contre haut d'un plateau d'une blancheur immaculée. Les premiers accords de l'Ouverture font très vite place au silence. Sous une triple rangée de néons précipitamment abaissée des cintres, on assiste à la création, à partir de deux corps inertes sur des tables-brancards, de l'Humanité. Bras et jambes pliés sans ménagement, corps retournés comme des crêpes… la séquence, assez longue et non dénuée d'humour, pointe la grande malléabilité humaine. Et bien sûr, mis en valeur par les très beaux “lambeaux” de costumes de Mieke Kockelkorn, celle des membres (à tous les sens du terme) du ballet, visiblement galvanisés par l'art d'un chorégraphe qu'ils ont choisi eux-mêmes au terme d'un processus démocratique pas si fréquent.
Le Prométhée de Martin Harriague prolonge celui de Thierry Malandain. Loin de suivre à la lettre un argument qui a connu multiples déclinaisons, il aligne avec une belle sensibilité esthétique, quelques scènes clés du mythe, tels le vol du feu, la recréation en ombres chinoises et en chair et en os des profils guerriers ornant les vases grecs, l'apparition du rapace friand de foie… L'énergie se dépense sans compter (envoûtante section percussive déployée par les danseurs eux-mêmes aux commandes de timbales et de grosses caisses) dans des tableaux d'une sobre et lumineuse beauté, même si pas immédiatement compréhensibles pour le néophyte, bien qu'un guide (personnage longuement muet à la rampe durant l'installation de ce dernier) ne se décide à entraîner une poignée de touristes dans le “Musée Prométhée” pour leur faire contempler les reliefs du mythe : une roche calcinée sur un piédestal, un rocher suspendu dans les airs.
“J'ai fait un ballet, mais le maître de ballet n'a pas fait son métier au mieux” se désolait Beethoven en 1801. Si on l'imagine difficilement insensible à la manière Harriague, que penserait-il de la version 2025 qui raccourcit l'œuvre (notre seule réserve) en la rallongeant d'une partition infiltrée de Fabien Cali dont le premier passage clandestin dans l'univers de la musique classique agit en Prométhée face à la sacro-sainte partition ? La Tempesta qui suit l'Ouverture donne le ton de la démarche du jeune compositeur (en résidence à l'Opéra Grand Avignon) qui, à la façon d'un Max Richter (The Four seasons recomposed), entreprend de donner un sérieux coup de jeune à telle ou telle cellule en s'y attardant. C'est totalement inspiré, et totalement galvanisant, même pour les amoureux de la partition, vite à l'affût des instants jubilatoires où l'orchestre dérape de Beethoven à Cali.
L'entreprise serait forcément compromise sans l'engagement sans faille d'un troisième complice : au sommet de l'estrade, officie le benjamin du trio de ce Prométhée : Swann van Rechem, entraînant avec élégance et swing un Orchestre national Avignon-Provence en grande forme dans ce qui constituera à n'en pas douter une nouvelle pierre blanche du parcours étoilé qu'a ouvert au jeune chef son triple prix au Concours des Jeunes Chefs d'orchestre de Besançon 2024.
Au terme de l'impressionnante synergie d'inspirations de ce Prométhée annoncé d'une durée d'1h15, et ne durant finalement qu'une heure, on se dit que l'on aurait été très preneur d'une véritable intégrale des Créatures de Prométhée (une petite demi-heure supplémentaire tout au plus). En l'état, le feu de la jeunesse sur le plateau a néanmoins suscité le feu de la jeunesse dans la salle.