Fils d’une mère née à Puerto Rico au sein d’une famille catalane en exil, Pablo Casals se rend pour la première fois dans cette île des Caraïbes en 1955, en compagnie de Martita, sa jeune épouse de 20 ans. San Juan de Puerto Rico deviendra le dernier domicile du musicien, et dans les collines de Ceiba il va acheter une maison baptisée ‘El Pessebre’ pour les weekends avec Martita.
Une crèche catalane : l’arrivée des trois Mages
Né en 1876 à Vendrell (Catalogne), Casals est sans doute un des musiciens les plus inspirateurs du XXe siècle, un ambassadeur de rayonnement international pour la paix, un défenseur incorruptible de l’humanité, à comparer à Yehudi Menuhin ou – de nos jours – à Daniel Barenboim. Ses discours devant les micros du monde et ses interviews sont légendaires, à commencer par ses paroles après la défaite de Barcelone en 1938 contre les troupes franquistes au lendemain d’un de ses concerts donnés dans sa ville. « PAU » (paix) est la dernière parole chantée à tue-tête sur l’accord final en fa majeur de son oratorio de Noël El Pessebre, une œuvre composée en 1943 sur un poème de son ami Joan Alavedra et inspirée par le drame de la guerre.
A la place d’une ouverture orchestrale solennelle ou d’un choral, le Prélude de l’oratorio nous plonge dans les traditions folkloriques de la Catalogne : Le tambour et le hautbois (figurant le tamborí et le flabiol joué par le soliste de la cobla, le groupe des 12 instruments qui accompagnent la danse) ouvrent la ronde d’une Sardana, la danse conviviale catalane célébrée des deux côtés des Pyrénées. Le rythme binaire aux pieds légers souligne le côté intime et modeste d’une mélodie traditionnelle :
Surgit alors des profondeurs, le chant langoureux des violoncelles qui débouche sur un enchaînement d’accords puissants. Puis c’est l’ange (soprano) qui exhorte les bergers à confier la garde de leur troupeau aux chiens et à suivre l’étoile sur la route de Bethléem. Ce message de l’ange annonciateur déclenche un ravissement face aux miracles de la nature où les guirlandes des doubles croches (flûtes) soulignent les frissons d’une brise légère. En cours de route les bergers sont harcelés par la voix de l’ange : « Les bergers, dépêchez-vous…le fils de Dieu est venu au monde…gloire à Dieu !… » , paroles soutenues d’une fanfare d’accords majeurs.
L’itinéraire des bergers est parsemé de rencontres qui interviennent en guise de prophéties : l’homme à la fontaine (basse) médite sur l’eau comme source de la vie dont l’enfant né aujourd’hui devra laver les péchés de nous tous ; le pêcheur (basse) chante son air au rythme ternaire d’un ré majeur sur la pêche du saumon dans la rivière, aux brefs échos de l’orchestre, un aria structuré selon ceux des oratorios de Bach. Dans un épilogue mystérieux en sol bémol majeur, il demande aux bergers d’apporter ses poissons à la crèche, pour que l’enfant les distribue un jour parmi les hommes. Les bergers saluent ensuite un paysan occupé à labourer son champ en pleine nuit et qui leur parle d’un ange qui avait illuminé sa couche en l’exhortant d’aller labourer sans tarder, prophétisant que sa graine sera celle du pain que l’homme né ce soir distribuera lors de la Cène.
Suite à ce récitatif, Casals introduit une séquence consacrée à l’Étoile par un chœur à 4 voix, un chant d’adoration légèrement fugué sur la lumière, puis – de façon retenue – sur le silence nocturne qui plane sur la terre où le soprano solo rappelle la luminosité de l’étoile au-dessus des ténèbres (au-dessus des modulations autour du si majeur). Quant au vigneron (basse), les vendanges en plein hiver tiennent du miracle. Il explique aux bergers incrédules que ses raisons mûrissent vite, et par son chant linéaire, il rappelle les paroles du Christ sur le vin dans le calice qui contient son sang versé pour les souffrances des hommes, avant que l’orchestre reprenne sa mélodie entendue déjà dans le Prélude en glissant vers un accord en pianissimo sur fa dièse majeur. – La vieille fileuse au rouet renvoie d’abord au fameux Lied de Schubert, avant tout par la ligne ondulatoire des doubles croches dans les clarinettes puis reprise par les violons qui soutient les paroles sur la nécessité de filer sans relâche :
« Je dois encore filer et tisser un drap… »
Ce récit paisible de la fileuse tourne, après un chute d’octaves tonitruants, vers une marche funèbre (aux octaves avec leur descente inexorable dans les souterrains) où elle prophétise sur un ré mineur sombre, l’histoire du calvaire et du drap de Véronique ensanglanté et, au-dessus de la sauvagerie des timbales et des gammes chromatiques ponctuées d’accords dissonants, nous assistons à la dernière heure du Christ à la croix (selon St-Jean) : les éclairs et le tonnerre, doublés de rafales de vent, annoncent la mort, avant que l’air de l’alto vienne expliquer aux bergers dans un débit monotone comment les proches du Christ vont envelopper la dépouille de Jésus dans ce drap de la fileuse. Les violons reprennent les ondulations schubertiennes, escortés d’un chant pastoral du hautbois, avant de céder au chœur la dernière parole en sol majeur: « C’est la nuit de Noël ! »
PARTIE II
Le compositeur introduit une caravane de chameaux, accompagnée d’une marche aux croches doublement pointées et aux triolets descendants sur un ostinato du triton à l’octave dans les basses, une caravane accompagnée des trois pages (ténor, baryton, basse) qui ne cessent de se lamenter : « …toujours pas encore arrivés ? », le tout basé sur la reprise du chant langoureux du Prélude. Leur plainte va jusqu’au refus de continuer la route, mais les quelques croches dansantes dans les aigus signalent à ces récalcitrants la beauté de l’étoile guide. De nouveaux tritons piétinés à l’octave nous annoncent les chameaux qui, eux, ne sont pas moins pleurnichards que les pages. Leur chœur se plaint du froid, de la brûlure du soleil, de la longueur de leur parcours… tout cela sur les accords tenus en si bémol mineur : « rien ne nous est épargné, notre sort est dur… »
Toutes les caméras braquées maintenant sur les Trois Mages en route! « L’étoile nous y conduit pour que nous allions saluer l’enfant… » Tel leur chœur à trois voix, une composition polyphonique qui s’écoule à pas mesurés à travers toutes les tonalités le long de modulations tâtonnantes, appuyées cependant sur la courbe mélodique déjà apparue au préalable.
PARTIE III
Après que le récitatif de la Vierge nous a rappelé la scène de l’annonciation par l’archange Gabriel, l’appel venu du lointain du cor anglais introduit St. Joseph dont les paroles (récitatif du ténor) soulignent la modestie du menuisier appelé à protéger sa fiancée. De son côté, la Mule s’adresse à son compagnon le bœuf en lui signalant le poulain nouveau-né là-bas dans la crèche, ravie de la luminosité dans l’étable, une scène enguirlandée par une mélodie intime en mi majeur dans les aigus et modulée ensuite dans tous les registres. Quant au Bœuf (basse), il est comme enivré de la beauté environnante, de la blancheur du petit veau dans la crèche, du parfum de l’air, mais surtout de la musique céleste « comme d’un chœur d’oiseaux », ce que l’orchestre évoque par le clapotis ininterrompu des petites vagues par les tierces, ce tapis dans les cordes parsemé de quelques sons du cor, avant que l’on glisse dans une berceuse, l’œil du bœuf pointé vers le petit veau couché sur la paille, pendant que le volume de l’orchestre s’amplifie, harpe et cloches ((xylophone) à l’appui.
Le clapotis des tierces : « Je n’ai jamais entendu avant chanter dans les airs » (le bœuf)
PARTIE IV
Lorsque les Trois Rois arrivent la tonalité change. Après avoir manifesté en chœur leur admiration devant cet enfant élu, la fanfare des cuivres introduit le geste du premier roi qui offre à Jésus le calice rempli d’or. Les deux autres présents sont déposés, et une ravissante berceuse en mi majeur caresse le petit pendant que les bergers (ténor, baryton) lui offrent le peu qu’ils ont : des brindilles, des fruits, un œillet. Le soprano (la Vierge) y glisse toutefois quelques détails prémonitoires : la paille qui pique le bébé « comme des épines », les petits pieds comme « maculés d’une goutte de sang », l’œillet ensanglanté « comme sa blessure » etc. Surgit alors le garçon avec son chalumeau, exhortant l’assemblée à chanter un Hosianna et à former la ronde pour… une Sardana ! Un 6/8 très rythmé, fougueux fait exploser la joie de tous :
La danse menée par le flabiol (flûte)
Avant que le firmament puisse résonner de ce Hosianna, le texte renvoie au Dernier Jugement, en envoyant un ange virevolter au-dessus de Bethléem, accompagné de la tempête des trombones retentissants qui déclenchent angoisse et terreur parmi les hommes : c’est alors la partie homophone du chœur lancé dans un allegro au fortissimo, contrecarré par des accords dissonants qui montent en gradins chromatiques jusqu’à la pulsation d’un si bémol majeur altéré. Le choc est de brève durée, une musique de réconciliation (courbes mélodiques comme au début de l’oratorio) soutient le chœur et la flûte qui amènent les hommes à la prière… et les violons de jubiler.
Casals mobilise pour ce dernier chant tout le potentiel pathétique où le chœur article son « Gloire à Dieu… » par un choral sur les blanches appuyées par la succession d’accords majeurs très denses : « Qu’advienne la paix, que ne revienne plus jamais ni guerre ni culpabilité… » ! – et par l’échafaudage des accords en fa majeur jusqu’au fortissimo qui conduisent au cri prolongé sur « PAU ! », son appel à la paix universelle.
Casals dirige le Cleveland Orchestra jouant son oratorio en 1963 devant l’Assemblée des Nations-Unies (dom. publ.). Le président Kennedy va lui décerner la même année la médaille de la liberté des Etats-Unis, et en 1971 Casals recevra la médaille de la paix des Nations-Unies lors de son discours pour la paix devant l’Assemblée.
Pour rendre sa musique accessible à tous Casals reste fidèle au langage romantique, le tout basé sur des structures simples, limpides et équilibrées, doté d’éléments à programme, inspiré en plus du folklore de sa Catalogne natale. Le poème que le poète Alavedra a écrit pour sa fille de 5 ans nous évoque un monde fabuleux où se croisent les gens de la région et les figures bibliques, où même les animaux participent au discours – suivant la tradition des crèches en pays méditerranéens qui réunissent tout le personnel du village autour de la Sainte Famille, comme l’illustrent par exemple les figurines créées par les santonniers de la Provence.
S O U R C E S
CASALS Pablo, Licht und Schatten auf einem langen Weg, aufgezeichnet von Albert E. Kahn, S. Fischer Verlag, Frankfurt a.M., 1971.
GARZA Hedda, Pablo Casals (Hispanics of Achievement), Chelsea House Publishers, New York/Philadelphia, 1993.
Quelques documents de la Fundació Pau Casals
E N R E G I S T R E M E N T S
Festival Orchestra of Puerto Rico, Puerto Rico Conservatory of Music Chorus – dir. Pablo Casals (assisté par Alexander Schneider) 1972 en catalan (disque Columbia / youtube audio)
Radio Symphonie Orchester Berlin – dir. Pablo Casals 1963, en anglais (enregistrement radiophonique / youtube audio)
Orquestra Simfònica de Barcelona, Cor del Cambre del Palau de la Musica, dir. Lawrence Foster 1997 – en catalan (CD AUVIDIS IBERICA / youtube audio)