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Trois siècles à la Monnaie de Bruxelles

Durant trois siècles, le célèbre Théâtre, édifié sur un terrain où jadis on frappait la monnaie, a, contre vents et marées, nonobstant maints avatars, maintes convulsions et déchirures, guerroyé, vaillamment, inlassablement, en faveur de la musique, de la chorégraphie, de la poésie, du beau langage. Trait d'union entre les diverses cultures occidentales une sorte de préfiguration d'une Europe rêvée, unifiée, ou du moins solidaire.

La première salle (1700)

Conçue à une époque où la France de Louis XIV apparaissait au zénith, et s'affirmant pendant le siècle des Lumières, la Monnaie, d'emblée, a fait appel, et durablement, à la langue française. Mais, ne nous y trompons pas on y a souvent parlé, chanté aussi, en flamand, en italien, en russe, en allemand.

On doit à l'Italie, et surtout à la France, l'introduction du théâtre classique et de l'opéra dans la capitale des anciens Pays-Bas Espagnols. Il subsiste très peu de documents précis sur les débuts, sur ces périodes tourmentées, taraudées par les guerres et les occupations successives du territoire. Un fait est certain : vers la fin de l'an 1700 fut en grande pompe inauguré ce « Grand Théâtre sur la Monnaie». Le concepteur et premier directeur, le romain Gio-Paolo Bombarda, avait choisi pour l'inauguration «Atys», de Lully, l'ouvrage préféré de Louis XIV. On jouera beaucoup de Lully, après «Atys» : « Le Bourgeois Gentilhomme », «Armide», «Amadis», «Persée»,

«Alceste»… Puis vinrent, entre autres, Charpentier, Lalande, Campra et, le plus original de tous, Mouret : triomphe sempiternel de l'opéra mythologique, qui mêle complaisamment le merveilleux et la sentimentalité. Le répertoire français fut
parfois concurrencé par les italiens. Mais il faut bien reconnaître que l'apport des

Cesti, Caldara, et autres Cortona, se révéla bien léger, face au génie d'un Rameau ou d'un Gluck. Ce dernier subit l'assaut acharné des tenants de l'ancien style. Face à lui, Puccini fit illusion un moment (La célèbre querelle dite des « Bouffons»), mais la cause fut assez vite entendue, et la page tournée.

Survint un très important compositeur belge, André-Modeste Grétry, qui, malgré les mérites de Dalayrac, Philidor et Monsigny, eut l'honneur de fixer définitivement, avec éclat, les normes du pur opéra-comique français; c'est à Paris qu'il avait triomphé (Richard Cœur de lion (1784) et l'amant jaloux (1778)…), mais jamais il n'oublia sa chère cité natale, Liège et La Monnaie, par la suite, ne manqua pas de lui consacrer de chaleureuses soirées. Durant ce siècle, plus encore que l'opéra, l'élément essentiel fut donc le théâtre dramatique – progressivement en déclin (en ce lieu) et la danse allait vite s'imposer comme une éminente spécialité, surtout avec l'arrivée de Jean-Antoine Petipa (1819), père du célèbre Marins Petipa, fondateur de l'école russe de danse. Deux siècles plus tard, un autre marseillais, Maurice Béjart, devait causer ici une véritable et féconde révolution (1960). En 1726, avait débuté à «La Monnaie», une jeune bruxelloise, qui allait devenir une étoile éclatante, La Camargo. La salle de Bombarda vit aussi défiler, sous divers directeurs, nombre d'illustres spectateurs. Entre autres, après la bataille de Fontenoy, le 25 Février le Maréchal Maurice de Saxe, grand amateur de théâtre… et d'actrices! Il amenait dans ses bagages Charles Simon-Favart (1710-1792).

L'auteur des «Trois Sultanes» eut d'ailleurs avec lui des démêlés – à cause de sa volcanique épouse, la désirable Madame Favart qu'immortalisera Offenbach. Cependant, grâce à la protection de son noble rival, la direction de Favart (1745-1749) apparaît comme un pittoresque intermède, qui dura jusqu'à la fin de l'occupation française, en 1749. Citons encore, parmi les autres visiteurs de marque, le prince Eugène de Savoie, le duc de Malborough, le Tsar, enfin, dans les dernières années, Napoléon et ses épouses, Joséphine et Marie-Louise.

La deuxième salle (1818)

C'est en 1817, dans un souci d'urbanisation, que l'on commença de construire sa deuxième salle, derrière la première. Dans cette salle – fait le plus marquant – démarra en 1830 la révolution qui devait libérer la Belgique du joug étranger. Cet événement se produisit aux accents héroïques de «La Muette de Portici» d'Auber. Chronologiquement (1828) le premier opéra romantique français, qui suscita dans son sillage le «Guillaume Tell» de Rossini (1829), puis les vastes machines de Meyerbeer, tant vantées, tant imitées, et par la suite vilipendées à l'excès. Pendant cette période, le répertoire courant fut alimenté par les succès parisiens, les opéras-comiques d'Auber, d'Adam, de Boieldieu, dont «La Dame Blanche» connut un durable engouement. Ce genre plus léger continua de fleurir tout au long du XIXème siècle, pour se mélanger inextricablement, vers 1850, avec l'opérette et l'opéra-bouffe. Octogénaire, mais toujours inimitable, le baryton Lucien Fugère, issu du café-concert, nous laissera des disques (1927-1932), véritables démonstrations et miroirs de ce style si spécial, à présent perdu, et dont on ne retrouvera peut-être jamais les secrets.

Après «La Muette» le grand opéra historique fera sur la scène bruxelloise une entrée fracassante, avec «Robert le Diable», en 1833. «LesHuguenots», du même Meyerbeer, furent moins bien accueillis, en 1837. Mais, comme à Paris, ils devaient vite devenir un des plus solides piliers du répertoire.

La troisième salle (1856)

Le 21 Janvier 1855 – on s'affairait autour des décors du «Prophète», toujours de Meyerbeer–, quand un incendie anéantit presque totalement le théâtre. Il fallut donc reconstruire, dare-dare, le troisième local –l'actuel–agencé selon le modèle français, fidèle et somptueuse réplique du style Louis-quatorze le plus fier.

Telle fut, dans ses grandes lignes, la succession des trois lieux d'asile édifiés pour abriter les travaux et les fastes du T.R.M. (Théâtre Royal de la Monnaie), dont, pour finir, après maintes directions successives, la ville de Bruxelles, puis l'État belge, prirent le contrôle et assurèrent la gestion.

Environ 1850, le mouvement artistique s'est complètement inversé. En effet, La Monnaie, pendant longtemps, avait suivi les méandres de la politique internationale. Elle était surtout une brillante succursale de l'Opéra de Paris, de l'Opéra-Comique, et de la Comédie-Française. Ici, changement radical. Elle a pris avec énergie ses destinées en main, et c'est elle qui devient en fait le théâtre musical de langue française le plus vivant, le plus créatif. Souvent une vraie scène d'avant-garde. A partir de 1850 cette ruche culturelle fait montre d'une stupéfiante activité, d'un infatigable apostolat, produisant, le plus souvent avant la France, les opéras italiens, russes, allemands, dans les traductions françaises fidèles, élaborées par de vrais littérateurs, voire des poètes. Wagner, mais aussi Smetana, Borodine, Boito, Ponchielli, Puccini, Richard Strauss… En 1932, le Wozzeck d'Alban Berg était déjà à l'affiche, quarante ans avant Paris, mais dans une version française de Paul Spaak, avec Lucien van Obbergh dans le rôle-titre.

Des soirées furent aussi consacrées à Mozart, à Beethoven, au cher Grétry, et à un autre musicien belge d'envergure : . N'oublions pas tout de même un certain nombre de galas, hors saison et répertoire, avec des acteurs prestigieux, Sarah Bernhardt, les Coquelin, mais aussi des comédiens italiens, anglais, allemands. Par ailleurs, relevons une intéressante spécificité belge : Des ouvrages symphoniques et des oratorios («la Symphonie fantastique», «Roméo et Juliette», «L'enfance du Christ», de Berlioz, «LaDamoiselle élue» et «L'enfantprodigue», de Debussy, furent matérialisés et enluminés par une adaptation à la scène.

Événements encore plus marquants : nombre de créations mondiales : œuvres de compositeurs belges : de Blocks, Dupuis, Gevaert; beaucoup d'opéras français (Fervaal, l'Étranger…), Chabrier (Gwendoline), Reyer (Sigurd,Salammbô), Massenet (Hérodiade), Honegger (Antigone), etc.

Pour assurer la permanence d'une belle créativité, le T.R.M. bénéficia de directeurs éminents, Kufferath, Guidé, le très remarquable Corneil de Thoran, P.Spaak, Rogatchevskv, Huisman, de chefs d'orchestre et chorégraphes émérites,–enfin de troupes vocales triées sur le volet! La Belgique est un pays de chanteurs : A cet égard, Anvers, Gand, Liège, Verviers, tout le Borinage, sont des lieux prolifiques. Elle fut, elle demeure une très active exportatrice. Quelques noms éloquents: Meyriane Héglon, Clotilde Bressler-Gianoli, Jeanne Maubourg, Fanny Heldy, Emma Luart, Vina Bovy, Lily Djanel, Noté, Ansseau, Crabbé, Danse, Maison, Blouse, Kaisin, Beckmans, Albert Huberty, Pierre d'Assy, Faniard, Villier, Dufranne, Louis Richard, Lucien van Obbergh…. En osmose avec Paris, Lyon, Toulouse, Bordeaux, Lille, Marseille et tous les théâtres lyriques français, elle fit et vit défiler la plupart des chanteurs français de valeur, Lassalle (le plus ancien dont le disque nous restitue la voix), Soulacroix, Frédéric et Alexis Boyer, Gresse, père et fils, Lestelly, Rouard, Burdino, Lise Landouzy, Gabrielle Ritter-Ciampi, Ninon Vallin, et cent autres. Certains, même, furent durablement incorporés dans la troupe stable : Annette Talifert, Emile Colonne. Il est notoire que l'étonnant ténor César Vezzani, quand il fut foudroyé en scène par une attaque, venait de signer un contrat de trois ans avec «La Monnaie».

Elle servit aussi d'école et de tremplin à une triple pléiade d'artistes, les chefs, Defauw, Ruhlmann, Lauweryns, Bastin; les chanteurs, quelques-uns devenus, grâce à elle, des étoiles de première grandeur : , Étienne Billot, Léon David, Maurice Renaud, Charles Gflibert, Emma Calvé, Rose Caron, Nelly Melba, Frances Aida, Félia Litvinne, Marguerite de Nuovina, Clotilde Bressler-Gianoli– Excusez-nous du peu! Les «monstres sacrés» les plus célèbres défilèrent. Outre La Malibran, Adelina Patti, Emma
Albani, Amelia Materna, Marcella Sembrich, Garat, Capoul, Devoyod, Caruso, Chaliapine.

Deux sopranos belges tinrent à Paris et dans les annales du théâtre lyrique une place
primordiale : Marie Cabel, créatrice du Pardon de Ploërmel (Dinorah), de Mignon
(Philine), et pour qui Auber composa Manon Lescaut ; et Marie Heilbronn, en qui Massenet, en 1884, trouva sa parfaite, inespérée, Manon. Clara Clairbert, par la hardiesse et la facilité de son chant, devrait évoquer, très plausiblement sans doute, l'art de Marie Cabel ; Fanny Heldy, Emma Luart ou Frances Alda, celui de Marie Heilbronn, soprano lyrique qui vocalisait en perfection.

Fort évidemment, devant un tel fourmillement, nous nous sommes heurtés à des choix parfois douloureux. Les limites, en qualité sonore, de certains documents importants, et ce jusqu'à l'avènement de la bande magnétique, nous ont amenés à écarter des artistes qui méritaient un meilleur sort.

Nous pensons aux chanteurs, souvent exemplaires, qui ont enregistré des disques ou des
cylindres avant le procédé technique dit électrique (1925/6). Leur énumération serait fastidieuse – de Lassalle et Scaramberg à Blanche Deschamps-Jehin et Georgette
Leblanc-Maeterlinck. Seules exceptions : , Jean Noté, Edmond Clément,

, dont nous avons pu restaurer au mieux quelques pièces essentielles. Pour Nelly Melba, s'est imposée une simple mélodie, gravée en 1926, où l'on peut percevoir le grain exceptionnel de sa voix.

Certains noms importants d'artistes qui, chronologiquement, auraient pu enregistrer, ne figurent dans aucun catalogue : Henri Seguin, Jeanne Paquot d'Assy, Marguerite de Nuovina , par exemple. Claire Friché se trouve répertoriée dans le catalogue Gramophone, mais nous n'avons jamais découvert aucun exemplaire. Si d'aventure quelque collectionneur pouvait aider à combler une de ces lacunes, qu'il soit béni!

D'autre part, pour tant d'autres, très nombreux, dont nous possédons des phonogrammes, nous n'avons pas bonne conscience : Que d'artistes de haut vol, ou d'honnête lignée, auraient pu, et dû figurer dans ce recueil, dans lequel, de toute façon, il ne faut voir qu'un fervent, mais modeste florilège. Quelques noms nous traversent l'esprit, Eglantine Deulin, Marguerite Soyer, Lucienne Tragin, Ivonne Ysaye, Laure Bergé, Jeanne Montfort, Chantraine, Demarcy, Lheureux, Demoulin, Druine, Blouse, De Groote, Verteneuil, etc…

Nous n'avons évidemment pas illustré les années 1950-2000, dont les ouvrages, et les interprètes, surabondent, et sont disponibles en microsillons et CD. Durant cette nouvelle période, comme dans presque tous les opéras du monde, la conception même de l'art lyrique allait totalement se transformer, entraînant la suppression des troupes, exigeant l'exécution des œuvres dans la langue originelle,–pour une clientèle élitiste, et tendant à conférer une place de plus en plus importante à tout ce qui n'est pas l'élément vocal proprement dit. Cela n'est pas de notre propos. Nous suggérons seulement que la qualité, la maîtrise des artistes réunis dans ce coffret ne devrait pas apparaître comme un obstacle à de nouvelle recherches esthétiques. Que, sans imitation servile, les jeunes chanteurs pourraient, parfois, analyser avec profit le travail, le mécanisme physiologique, la «méthode» de leurs prédécesseurs. l'a technique,
–abolition du hasard–, loin d'être une entrave, devrait bien plutôt favoriser les recherches, les tentatives, les audaces, de modes interprétatifs renouvelés. Les écrivains les plus dynamiteurs s'astreignent au respect d'une graphie, d'une syntaxe.

En conclusion, il est donc bien illusoire, d'évoquer,fût-ce la trajectoire, pendant trois siècles, d'un aussi fantastique temple de l'art. Polyvalent, puisqu'il cumulait à la fois les fonctions de l'Opéra, de l'Opéra-Comique et de l'ancienne Gaîté-Lyrique de Paris, avec des programmes d'une étonnante variété: de la tragédie classique à l'opéra-bouffe. En 1957, entre «Carmina Burana» et l'exécution, en français, de «Mozart et Saliéri», n'y procédait-t-on pas à la création de «Tell père, Tell fils» de Sacha Guitry, et, en 1968, à celle de « L'Homme de la Mancha » de Jacques Brel, lui-même incarnant le chevalier à la triste figure?

N.B. Nous remercions les collectionneurs qui ont bien voulu nous aider dans notre travail en nous procurant un phonogramme de meilleur qualité que le nôtre, et parfois même combler une lacune. Messieurs Raymond Charpentier, Henri Goraieb, Jean Gourret, Denis H. Harry, Peter Lack, Jean Ziegler.

alt= »300 ans d'opéra à Bruxelles — Théâtre Royal de la Monnaie. MALIBRAN-MUSIC »

Le Disque :

300 ans d'opéra à Bruxelles.
Théâtre Royal de la Monnaie.

MALIBRAN-MUSIC. (4CD)

«Gageure, outrecuidance ? Nous avons cependant tenté l'aventure: Maraudes dans le passé, raids incessants dans les archives, nous avons, avec l'aide de deux musicologues belges, Daniel Meysman et Georges Cardol, tout mis en œuvre pour offrir, en quatre petits CD (alors que nous disposions de documents sonores quasiment illimités), un aperçu des «Très riches Heures» de La Monnaie. Un choix sérieux, conscient, pesé, drastique et, partant, inique. Egotiste, peut-être. Hédoniste, assurément. Paul Morand nous rappelle que la maison de campagne de Pierre le Grand se nommait «Monplaisir». Elle s'ouvrait sur des jardins merveilleux, ombreux et feuillus. Il a donc publié, flânant, furetant dans ses livres, sans plan précis, un recueil de souvenirs et de fines analyses, sous le titre: « Monplaisir…en littérature».

Pareillement, notre coffret-surprise s'ouvre sur mystères, charmes et sortilèges d'une grande Maison fertilisante, bruissante de harpes et de chants. Et chaque membre de notre équipe , en humant paillardement,- tels des crus subtils-, les morceaux choisis qui le constituent, serait tenté d'intituler cet épitomé : Monplaisir … en T.R.M.! Notre tâche sera remplie, Si, ce plaisir, nous pouvons le faire partager à un nombre suffisant de « Happy few». »

« La Vivandière » : Créée à l'Opéra-Comique en 1893, avec la fameuse Marie Delna cette œuvre cocardière reçut à Bruxelles un accueil triomphal, confirmant le talent de Charles Gilbert et voyant les débuts d'une jeune soprane pleine d'avenir, Catherine Mastio. Plutôt que dans l'apostrophe rebattue : « Viens avec nous, petit » mieux vaut écouter Alice Raveau dans l'air de la lettre, de Marion.

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