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Simon Keenlyside & Malcolm Martineau, parcours du voyageur solitaire

En ce soir du 28 mai où les amateurs de beau chant avaient fort à faire (Dawn Upshaw au T. C. E., Thomas Quasthoff à la Cité de la Musique), le public avisé qui opta finalement pour ce concert n'eut pas à le regretter, car rarement récital plus personnel, intelligent, et, quelque part, hors normes, lui fut offert par ce baryton britannique qu'on entend si peu à Paris.

Le programme, d'abord : toute une première partie consacrée à Schubert, en quelque sorte comme un parcours de son œuvre, du juvénile Verklärung de 1813 à l'ultime Ständchen de 1828, avec l'essentiel de son éventail poétique, de Klopstock et Herder à Gœthe et Schiller, en passant par Shakespeare et Schlegel, constitué par un choix de mélodies très célèbres comme An Sylvia, Das Tod und das Mädchen, Ständchen et moins connues : Freilwilliges versinken, Dem Unendlichen, Himmelsfunken.

Fauré, ensuite, avec un bouquet de fleurs délicates chères à nos cœurs : Mandoline, Le Secret, Notre amour, pour culminer avec le rare et quasiment schumannien Tel jour, telle nuit de Poulenc, sur des poèmes de Paul Eluard.

On pourrait qualifier d' « anti Hampson par excellence » s'il ne possédait pas cette étrange personnalité qui, d'emblée le met dans une catégorie à part et même, hors catégorie… Cet homme jeune – à peine plus de quarante ans – élégant, ah ce smoking gris… – séduisant : un physique d'acteur – qui possède d'exceptionnelles qualités d'expression, est pourtant comme en retrait, comme éternellement perdu dans sa musique. Il semble venir d'un autre monde, tomber d'une autre planète, sortir d'un rêve. Il ne cherche pas l'effet, ne force pas la voix. Son style de chant est très naturel, musical, très simple, pas surjoué, intimiste, lunaire, aux antipodes du style solaire du grand baryton américain cité plus haut.

Admirablement accompagné par Malcom Martineau, Keenlyside développe des trésors de nuances, de couleurs, en les variant à l'infini et fait montre d'une espèce de fragilité qui convient au monde de Schubert et à sa sensibilité maladive. Pourtant la voix est belle, claire, avec une grande amplitude de tessiture : graves profonds, aigus rayonnants. Il n'hésite cependant pas à détimbrer, à murmurer, à terminer une phrase presque un peu à cours de souffle, comme si cela n'avait aucune importance, comme si seules comptaient l'expression et la musique, ici étroitement imbriquées en une sorte de mariage sulfureux, anticonformiste et passionnant. Rarement on aura entendu, un allemand d'une telle qualité, une telle intelligence du texte, et aussi un Ständchen plus poignant.

De même une diction française aussi exceptionnelle, naturelle, comme allant de soi, dans des demi-teintes crépusculaires si parfaites pour Fauré et son monde si subtil et raffiné.

Et les mots manquent presque pour parler de ces Poulenc sur des poèmes d'Eluard, où la voix se fait grondeuse, passionnée, souffrante, chatoyante, amoureuse, désespérée tour à tour, pour distiller ces textes sublimes, exigeants, difficiles, dont pas un mot n'échappe. L'accord du poète et du musicien, qui se rejoignent en un presque silence, s'incarne alors dans la voix du chanteur qui, à son tour, donne à entendre le silence, et ce qui subsiste au-delà…

L'auditeur subjugué est surpris, séduit, conquis et finalement bouleversé par ce magicien qui l'emmène dans son univers, lui raconte une histoire à l'oreille, comme si elle n'existait que pour lui, et lui seul.

A ce titre, un des bis, « Le Grillon » de Ravel, véritable morceau d'anthologie, en dit long sur la qualité de l'univers personnel de l'artiste.

Alors, on se prend à souhaiter qu'il revienne fréquemment pour nous parler du monde, de son monde, de nous, de notre vie dans ce qu'elle a de plus essentiel et à se congratuler d'avoir choisi de l'écouter ce soir là, convaincu d'avoir partagé avec l'auditoire présent un moment très rare, précieux, presque interdit.

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