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Suzanne Giraud, à propos de Crier vers l’Horizon

Dans le cadre de la saison 2001-2002 de l'Orchestre National de Montpellier, a accordé à ResMusica un entretien sur son Concerto pour basson et orchestre Crier vers l'horizon, interprété à l'Opéra-Berlioz de Montpellier par Magali Cazal (basson) et la Philharmonie de Chambre de l'Orchestre National de Montpellier dirigée par Friedemann Layer.

« J'ai souhaité travailler dans une expression à l'opposé du grotesque, c'est-à-dire en insistant sur l'aspect mélancolique de l'instrument. »

ResMusica : Qu'est-ce qui vous a incitée à dédier votre première œuvre concertante au basson ?

: L'Ensemble Intercontemporain, après une première œuvre, Contrées d'un rêve, en 1987, m'a commandé un concerto dans le cadre d'une série de pièces concertantes destinées aux instrumentistes de l'ensemble les moins souvent sollicités sur le devant de la scène. Dans ce dessein, les responsables de l'ensemble avaient dressé une liste d'instruments, basson, cor, tuba, entre autres, et mon choix s'est tout d'abord porté sur le cor. Cet instrument m'inspirait particulièrement à l'époque, et je lui avais déjà destiné des solos dans un certain nombre de mes œuvres, Ergo sum et La dernière lumière, où je le faisais dialoguer avec la voix. Mais le cor avait déjà été retenu par un autre compositeur, et l'on m'a conseillé d'opter pour le basson, pour lequel je me suis mise à travailler.

RM : Le basson, quoique le plus grand des bois, est un instrument relativement discret, souvent employé pour son aptitude au comique, mais rarement utilisé en solo…

SG : On trouve un certain nombre de solos, de concertos. Dans le répertoire symphonique, on lui confie souvent des motifs sautillants. Il est aussi le grand-père dans Pierre et le loup de Serge Prokofiev. Les compositeurs recourent généralement au registre grave, au staccato, au côté grotesque. J'ai été tentée par la possibilité de développer le contraire. Je me suis attachée à l'aigu du basson, sans pour autant me priver d'utiliser sa tessiture jusqu'à l'extrême grave. J'ai souhaité travailler des arcs mélodiques qui tendent de plus en plus vers l'aigu, dans une expression à l'opposé du grotesque, c'est-à-dire en insistant sur l'aspect mélancolique de l'instrument, tendu dans la plainte.

RM : Pourquoi, outre le côté peu ordinaire de l'utilisation du basson, cette plainte qui, comme le suggère le titre Crier vers l'horizon, dénote une volonté de tragique, comme La question sans réponse de Charles Ives ?

SG : Je n'ai pas envisagé le tragique dans Crier vers l'horizon, mais l'expression d'une solitude désespérée vers un horizon glacial. Cependant, à la fin de l'œuvre, une petite voix laisse percevoir de l'espoir, fine lueur dans un univers ténébreux, après une plainte tendue en arcs successifs voulus par la forme de l'œuvre, rythmée par des respirations.

RM : Concept qui se retrouve dans la série de vos Envoûtements que vous avez commencée en 1996 et dont vous poursuivez l'écriture ?

SG : Oui, mais dans les Envoûtements cette idée est véritablement construite. Le cycle est à la fois expérimental et dans le prolongement d'un rythme et d'une expression personnels. Crier vers l'horizon est construit d'une façon assez voisine, mais beaucoup moins sophistiquée, et repose moins sur l'expérience, mais davantage sur un épanchement lyrique, quoique assez sobre. Pour moi, le concerto met le soliste en avant, mais, dans le terme « soliste », en écrivant cette œuvre, j'entendais « solitaire ». Crier vers l'horizon est en fait un cri solitaire vers un horizon qui renvoie à la solitude.

RM :  Pourquoi lancer un tel appel ?

SG : Du point de vue biographique, je ne pense pas que cela corresponde à une anecdote précise. Néanmoins, cette œuvre est davantage qu'un état d'âme, une manière d'être venue sans doute de quelque traumatisme, ou, du moins, de ce qui a alimenté ma personnalité, et il est vrai que dès l'une de mes toutes premières œuvres, au titre significatif de Trajectoire solitaire, ma démarche de compositeur est celle de soliste-solitaire. J'ai fait le vide autour de moi, je me suis mise en rupture avec mon environnement originel, et j'ai eu à la fois envie et peur de la solitude lorsque je me suis mise à composer. Cette démarche allait très nettement guider la première grande période de ma vie créatrice, qui court jusqu'en 1992.

RM : Quand avez-vous clairement eu le sentiment de changer de trajectoire ?

SG : Cela s'est fait subrepticement. Je pense qu'il y a eu tuilage, parce que l'on retrouve de longues phrases de basson dans La musique nous vient d'ailleurs qui se réfèrent à Crier vers l'horizon, même si le reste de la partition se situe davantage dans la féerie, qui est une autre dimension.

RM : Vous pour qui le son revêt une importance capitale, comment avez-vous joué des alliages de votre instrumentarium dans Crier vers l'horizon ?

SG : La nomenclature instrumentale m'a été imposée pour une formation de l'Ensemble Intercontemporain, qui, dans le même concert, devait jouer d'autres pièces dans le même effectif. Mais cela n'avait pour moi aucune importance, car je me prête volontiers à ce genre de contrainte, estimant que cela ne peut que me pousser vers de nouvelles idées. L'orchestre de Crier vers l'horizon, outre le soliste, compte deux flûtes, deux clarinettes, deux timbales et les cordes.

RM : Revenons au titre. Pourquoi Crier vers l'horizon ?

SG : Ce titre, qui m'est venu à l'esprit pendant que je composais, n'est pas le « cri » pris dans son acception violente, mais dans le sens de jeter une plainte. Je pensais cependant au tableau d'Edvard Munch, le Cri, peint en 1893. Cette œuvre est tragique si l'on considère la période où elle a été réalisée, tant elle est prémonitoire. En revanche, ma pièce n'est pas une prémonition de massacres ou autres, mais un cri jeté. En fait, l'espoir est sous-jacent, car il s'agit de jeter un cri pour voir si quelqu'un répond, un cri qui peut se faire très triste si seul l'écho se manifeste.

RM :  Mais, contrairement à la Question sans réponse d'Ives, Crier vers l'horizon se conclut sur une lueur d'espoir.

SG : Mon œuvre s'achève sur un solo de violon, comme avec un cœur qui danse.

RM : L'étonnant est que le basson vous ait immédiatement inspiré la mélancolie.

SG : Oui…

RM : Cet instrument serait-il comme un clown triste…

SG : Ce n'est pas un clown ! Je n'ai pas voulu à tout prix aller contre le traitement habituel du basson. J'ai écouté Vivaldi, Mozart, dont les pages pour basson m'ont servi de déclencheur, m'incitant à me dire que je l'entendais de telle et telle façon. J'ai également pensé à certaines couleurs de Stravinsky dans lesquelles le basson est très étiré dans l'aigu, ne serait-ce qu'au début du Sacre du printemps. Mais il y a aussi d'autres œuvres de Stravinsky où l'on trouve comme des mélopées où le basson est traité dans le suraigu, et c'est ce qui m'a soudain intéressée.

« Je n'ai pas voulu à tout prix aller contre le traitement habituel du basson. »

RM : Quelles sont les particularités d'écriture de votre concerto pour basson ?

SG : Il s'y trouve un certain nombre de quarts de ton, mais ils sont fondus dans l'harmonie. Sur le plan technique, si l'on veut pleinement exploiter l'instrument, on est obligé de choisir entre le basson français et le basson allemand ou « fagott ». Or, fort heureusement pour moi, Paul Riveaux, créateur de l'œuvre, a longtemps joué du basson français à l'Opéra de Paris, avant d'entrer dans l'Ensemble Intercontemporain, où il est passé au basson allemand. J'ai ainsi pu travailler à fond les différentes subtilités techniques et sonores entre les deux instruments, que je connaissais déjà plus ou moins. Il m'a permis de comprendre ce qui est difficile sur l'un ou l'autre instrument, ainsi que la diversité des résultats sonores. C'est ainsi que j'ai pu écrire ce concerto de manière qu'il soit jouable aux deux instruments, ce qui se trouve de moins en moins dans le répertoire. A un endroit de la partition, alors que j'exploite les multiphoniques, j'ai veillé à indiquer un réservoir de notes dans lequel il est possible de puiser les unes ou les autres selon l'instrument joué, et j'ai laissé ouverte la question des doigtés.

RM : Cette œuvre, concentrée sur dix minutes d'une densité extrême, est bouleversante. Ce qui est remarquable dans votre musique, c'est que l'on y perçoit clairement à la fois la douleur et la foi en la vie.

SG : Comme deux compagnons sur une même route… Il se trouve en effet dans ma pièce l'expression d'une douleur qui peut rejoindre la violence, mais elle y va progressivement. Au début, elle est plutôt lancinante, puis elle s'accentue vers la violence et revient au lancinant. Il s'y trouve aussi, ce que je pourrais présenter comme son pendant, une foi en la vie ou un hommage à la vie, voire le dévoilement d'une source de vie cachée.

RM : Votre musique reflète votre être profond, et l'on y perçoit ce besoin vital de solitude, mais l'on y ressent aussi combien cette solitude vous pèse…

SG : J'ai besoin de rencontrer une qualité d'harmonie entre l'être et l'univers en me recueillant dans la solitude, qui m'est indispensable, et j'ai également besoin de rendre hommage à la vie en aimant mon prochain. En fait, les deux situations me sont essentielles, si bien que je rythme mes journées de telle sorte que je puisse alterner ces deux aspects de mon être. Mais je crois que la vie de tout compositeur est rythmée ainsi. Je ressens continûment ce besoin de passer d'un extrême à l'autre qui consiste à travailler à ma table de travail et, soudain, de me retrouver devant un orchestre. Tout compositeur passe ainsi de l'extrême sauvagerie, travaillant mal réveillé, pas habillé, crasseux, puis d'un seul coup de se retrouver dans la densité du rapport social, face à une meute orchestrale constituée de gens qui attendent de notre part des choses précises et rapides, une rentabilité dans le travail. Nous sommes constamment chahutés d'un pôle à l'autre. Mais j'aime cette diversité, je suis faite pour cela.

Crédits photographiques : © Jean-Michel Sabat

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