- ResMusica - https://www.resmusica.com -

Bernard Foccroulle – Ars Musica, les pépites d’orgue

Voilà le type même du disque de chevet pour l'amateur de musique contemporaine, d'orgue, et naturellement des deux… Une épigraphe toute simple (et toute profonde) d'Octavio Pàz prévient le lecteur-auditeur : « les œuvres du temps qui s'annonce seront (…) un art de la conjugaison ». A défaut de Philologie, nous voici plongés en pleine Grammaire ! Au commencement, tout comme aujourd'hui, n'y avait-il QUE le verbe ? Non : il y régnait AUSSI une syntaxe. Ce n'est pas rien : on l'avait presque perdu de vue (enfin : d'ouïe) ! Que la musique « contemporaine » puisse, à l'Orgue ou ailleurs, être structurée, par ou malgré ses hiatus éventuels, comme une cathédrale, cela n'a guère été évident pour tout le monde pendant des lustres. Du reste, quelques verbeux, des Duras de la Musique en quelque sorte, se sont attachés à donner de l'Art des Sons cet aspect dur, sec, ingrat – et pédant sous sa fausse ingénuité. Le temps leur a réglé leur compte : il faut vraiment quelque solennité percussionniste (parisienne et/ou provinciale), pour qu'on se rappelle que les théories et expériences fumeuses en la matière, connaissent encore quelques râles et soubresauts…

Qu'importe. L'écho s'en dissipe de plus en plus dans le lointain des avatars de toute sorte ; et l'on se réjouit de retrouver une marche, ni en avant ni de côté ni ailleurs – mais enfin, une marche ! A noter, dans un entretien récent sur « Forum Opéra », ce joli coup de patte de  : « A vrai dire les gens qui parlent de retour en arrière devraient définir ce qu'est la marche en avant aujourd'hui… » (¹) Consonance, tonalité ? Atonalité ? C'est un peu mettre les moyens à la place de la fin. Ce disque comporte une pièce hallucinante, Healing the pain de , une vingtaine de minutes de création mondiale. Une manière de Passacaille, aux envoûtants jeux d'anches ; tendue, implorante, fragile tel un harmonica de verre parfois… et consonante d'un bout à l'autre. Son placement dans le programme ne tient rien au hasard. En symétrie avec , l'immense compositeur rémois qui, s'il n'était mort à l'âge de trente-et-un ans, eût sans doute changé la face de l'Orgue ! Foccroulle aborde les deux avec la même tension, et cette ligne directrice poétique, épurée, construite comme – précisément – la Cathédrale de Reims (que Bruxelles tente en son extérieur d'imiter, avec une décourageante fadeur).

Cela est d'autant plus désarmant et fascinant que les pages choisies de Grigny (la Fugue à V !) ne sont pas franchement des ascèses. On est même véritablement dans le Baroque, au sens fort du terme, et à l'opposé du piétisme sans surcharge du jeune . Mais l'organiste liégeois – qu'on devine philosophe en plus du reste, voir l'interview du 25 Janvier – fusionne les styles, les époques, les écoles comme l'éthique et l'esthétique ! Une autre parenté à distance frappe, c'est celle de et . Sous les doigts – admirables – d'une Marie-Claire Alain ou d'un André Isoir, cela n'irait guère de soi. Avec , c'est en quelque sorte naturel. D'autant plus excitant qu'on associe souvent ce Directeur de La Monnaie, compositeur de son état, à l' « Allemand scandinave » Buxtehude, soi-même…

Or, si la Fanfare II, couronnement de l'enregistrement, de Bœsmans (également compositeur de merveilleux opéras, dont Le Conte d'hiver) « médiévise » avec un art divin, et fait songer au Graduel de l'illustration du disque ; elle nous ramène vers le magicien d'Elseneur – origine de Buxtehude – avec une force irrésistible. Et par parenthèse, bien davantage que les compositions de Foccroulle soi-même ! Il s'agit en effet, chez l'un comme l'autre « B », de toucher (origine du mot Toccata), caresser l'instrument avant de le faire disserter, et ce le plus naturellement du monde. Mieux, et piquant : l'auteur de La Ronde dédie cette pièce tétanisante… à Foccroulle soi-même.

Foccroulle ! Microcosme et macrocosme de se réfléchir derechef, lorsque le maître de cérémonie s'auto-interprète. Comme à Toulouse [magnifique Festival « Toulouse les Orgues »] en Octobre de la même année 2002, le Belge mêle Allemagne du Nord et musique contemporaine ; et s'autorise à se citer. Il a raison : il est un compositeur profondément original. Pour notre part, sa Toccata, placée au cœur même du récital, nous apparaît comme le type même d'œuvre qui tient autant de l'exercice, de l'étude (au sens de Chopin), qu'à la poésie la plus libre. On admire, une fois de plus, l'ordonnancement du programme, lorsqu'à l'issue de ce vaste polyptyque résonne le Kyrie du Codex Faenza, daté du XIV° siècle : n'étaient les quelques secondes de séparation entre les plages, on ne remarquerait presque pas la césure.

Une sorte de boucle se clorait donc, de cette Polyphonie naissante à l'Écriture d'aujourd'hui. Mais n'est pas un homme des circuits fermés. C'est tout aussi délibérément qu'il a ouvert sa démonstration par du Messiaen, compositeur envers lequel il avoue une très grande admiration. Outre que Les Langues de Feu ou Le Vent et l'Esprit sont habités au plus haut point par ce mysticisme si omniprésent chez l'auteur de l'Assomption, ils annoncent merveilleusement Cassol, et font pendant à « l'agnosticisme » de Bœsmans.

On demeure donc happé, à l'écoute de ce programme d'exception, par la continuité poétique et/ou métaphysique, qui habite ces créateurs s'étalant sur… sept siècles. Continuité non dénuée de chocs ou de rupture, cela va de soi, et que Foccroulle met en valeur humblement, avec son doigté intériorisé et très reconnaissable. Attentif, en artisan, à l'instrument moderne lui-même. Quiconque a eu l'occasion de visiter la fort laide Cathédrale saints Michel et Gudule de Bruxelles – au moins après 2000, année sainte – n'a pas pu ne pas remarquer cet instrument neuf aux lignes sobres (contrairement à la nef) qui s'adosse au transept.

Doté de pas moins de quatre jeux de flûte (à cheminée, conique, octaviante IV, voire VIII à la pédale), ce chef d'œuvre Grenzing comporte des raretés : quintadène, gros nazard, viole de gambe, bajoncillo, soubasse, posaune et contre-posaune… Voilà qui ouvre – on s'en doute – la voie à une foultitude de combinaisons enivrantes. Ce dont l'organiste ne se prive pas, en particulier dans le Bœsmans. Pour conclure, extase également de rigueur quant à la captation sonore. On sait qu'il est épouvantablement difficile d'enregistrer l' « instrument-roi ». A Bruxelles, plaqué à l'angle du transept donc, le Grenzing eût pu réverbérer affreusement sur cette nef désolante et décidément très ingrate.

Il faut tout l'art d'un Foccroulle à fleur de doigt et d'un , le micro dans la peau ; pour que ce Grand Orgue, brabançon et contemporain, délivre ses trésors sans retenue. Nous pouvons même vous jurer que le disque – dont la valeur technique va jusqu'à asticoter, c'est dire, des Calliope ou des Pierre Vérany – paraît supérieur, et nettement, à ce que nous croyons connaître de l'audition in loco. La totalité de ce CD généreusement garni, est construite telle la grande Passacaille en ut mineur BWV 582 de Bach : une basse obstinée et obsédante, couronnée par cette Fugue « bœsmansienne », reprenant le tout de l'origine à la fin.

Ces quelque soixante-et-onze minutes d'Alchimie viennent augmenter la collection de trophées de la marque Ricercar ; et ajoutent à la (toute modeste gloire) d'un des plus grand Musiciens – dans l'acception forte – de notre temps : Bernard Foccroulle. Une manière d'Alpha et d'Oméga.

(Visited 213 times, 1 visits today)