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Alcina Triumphans

Cette version de concert d'Alcina clôturait le cycle intitulé « Le Merveilleux » programmé par la Cité de la Musique du 17 janvier au 27 février 2003, et comportant des manifestations très variées : projections de films, concerts, forum, spectacles pour le jeune public.

L'âge baroque a toujours été friand de merveilleux, en particulier à travers ses opéras, où l'on voit de preux chevaliers, errant dans des forêts enchantées, rencontrer de séduisantes et redoutables magiciennes, dont la morale, gardienne de l'ordre social et religieux, finira cependant par triompher. L'Alcina dépeinte par l'Arioste dans son Orlando Furioso n'échappe pas à la règle. Vivaldi avait d'ailleurs utilisé ce poème pour l'opéra du même nom, composé en 1727.

La première d'Alcina eut lieu à Londres, au Covent Garden, le 16 avril 1735, dans une distribution éblouissante : Anna-Maria Strada, l'une des sopranos les plus célèbres de son temps – citée par Capek et Janacek dans l'Affaire Makropoulos, comme exemple de voix et preuve de longévité – chantait le rôle-titre ; le castrat alto Giovanni Carestini, celui de Ruggiero. La contralto Maria Caterina Negri en Bradamante, le ténor John Beard en Oronte et la basse Gustavus Waltz en Melisso complétaient cet ensemble prestigieux, sans oublier la présence, pour les ballets, d'une troupe de danseurs français entourant la très célèbre Marie Sallé, connue pour sa danse voluptueuse et expressive.

Malgré une intrigue assez embrouillée, la force et l'invention de cet opéra, probablement un des meilleurs de Haendel, lui valurent un grand succès public. Il fut représenté plusieurs fois jusqu 'en 1737, mais curieusement négligé par la suite, puisqu'il n'y eut pas de reprise en Angleterre avant … 1957. C'est à la grande Joan Sutherland que l'on doit la renaissance de cet opéra qui marquera fortement son exemplaire carrière. Puis, en 1978, vint la superbe production réalisée pour le Festival d'Aix dans la mise en scène de Jorge Lavelli dont toutes les mémoires conserveront à jamais le souvenir ébloui : Raymond Leppard y dirigeait Christiane Eda-Pierre en Alcina, Valérie Masterson en Morgana et Teresa Berganza en Ruggiero, rôle dont la mezzo-soprano espagnole livra une interprétation exceptionnelle, encore inégalée à ce jour. Ensuite, en 1990, le Théâtre du Châtelet donna cette œuvre dans une mise en scène de Jean-Marie Villégier, avec l'immense Arleen Auger en Alcina et William Christie au pupitre. Ce dernier devait retrouver cet opéra en 1999 à Garnier, dans une mise en scène de Robert Carsen, avec une distribution brillantissime : Renée Fleming, Natalie Dessay, Susan Graham, pour ne citer que celles-là.

Cette production sera d'ailleurs reprise par l'Opéra de Paris, lors de la saison prochaine, qui sera aussi la dernière du mandat d'Hugues Gall.

Le fait qu'Haendel, contrairement à Vivaldi, ait intitulé son opéra « Alcina » n'est pas anodin : dans son œuvre, la magicienne est une femme jeune et très séduisante, mais aussi très puissante, qui règne en maîtresse absolue sur un royaume enchanté et des prétendants qu'elle transforme à sa guise en animaux, telle Circé. L'amour qu'elle éprouve pour Ruggiero épargne à ce dernier un traitement aussi cruel, mais c'est aussi cet amour qui la perdra. Comme la Médée de Cherubini, elle aime, souffre, décide et subit, triomphe et échoue, mais possède, aussi bien que les hommes, le pouvoir souverain. C'est dire si le rôle est écrasant et difficile, et demande une interprète hors du commun. Ce soir là, à la Cité de la Musique, celle que nous eûmes la chance d'entendre combla et même dépassa toutes nos espérances.

Pourtant, au début, l'annonce du remplacement de Sandrine Piau par Elisabeth Calleo avait de quoi décevoir, la seconde mauvaise surprise étant le choix fait par de supprimer le rôle d'Oberto, pourtant intéressant et tenu dans le mythique enregistrement avec Sutherland et Berganza par rien moins que la jeune Mirella Freni.

Malgré un effectif orchestral assez réduit, donc une sonorité un peu mince, et des vents à la justesse assez approximative pendant le dernier air de Ruggiero, la direction de fut globalement plutôt satisfaisante. On peut cependant lui reprocher un penchant excessif pour l'ornementation des airs dans les da capo et aussi, des tempi parfois trop rapides, ces travers ayant pour résultat de casser l'impact dramatique de certaines scènes. Par ailleurs, on peut s'interroger sur la suppression du rôle d'Oberto qui semble peu justifiée alors qu'une partie non négligeable de la musique de ballet était quand même donnée ce soir-là.

Malgré ces réserves, on ne le remerciera cependant jamais assez de nous avoir fait découvrir l'extraordinaire dans le rôle d'Alcina. Cette jeune chanteuse canadienne possède toutes les qualités qu'exige cette redoutable partition : timbre lumineux, voix très précise et admirablement projetée, maîtrise du souffle, chant nourri et profondément habité, musicalité absolue, profonde implication dramatique. Il semble qu'il n'y ait pas assez de mots pour qualifier cette prodigieuse prestation, quasiment « magique » et cette voix « instrumentale » qui rappela, au niveau du timbre et du style, l'irremplaçable Arleen Auger, trop tôt disparue. Un des sommets du concert fut le « Ah mio cor schernito sei », salué par un tonnerre d'applaudissements dans une Cité de la Musique chauffée à blanc.

Face à une Alcina aussi incandescente, le reste de la distribution parut un peu terne et en particulier , qui fut un piètre Ruggiero : courte de souffle, d'une impavidité désespérante, sans doute paralysée par un trac conséquent qui lui fit battre la mesure lors de son dernier air de triomphe et de vengeance « Partir da te l'alma funesta , si jubilatoire chez Berganza, elle ne parvint jamais vraiment à imposer ce personnage assez ambigu de preux chevalier tiraillé entre le désir qui le pousse vers Alcina et le devoir qui l'oblige à retourner vers son épouse légitime. La voix, souvent « tubée », n'est sans doute pas totalement dépourvue d'intérêt, mais s'avère insuffisante face à celle si lumineuse de l'électrisante soprano canadienne. De plus, elle donna une lecture bien monochrome de l'élégiaque et sensuel « Mi lusinga il dolce afetto » et de l'extatique « Verdi Prati », un des sommets de la partition. Dans ces deux airs, il convient, encore une fois, de réécouter d'urgence Teresa Berganza pour comprendre ce que chanter Ruggiero veut dire. La contralto polonaise Ewa Walak (Bradamante) donna à entendre, comme sa consœur suédoise, une voix tubée et « dans les joues », mais aussi des vocalises très précises et une belle implication dramatique. La jeune Elisabeth Calleo (Morgana), malgré un trac évident, possède cependant un très joli timbre, clair et pur, et une grande musicalité. Certains défauts : émission pincée, notes aiguës très serrées, furent compensés par beaucoup de conviction et de sensibilité et une interprétation très vivante. Les deux voix masculines furent irréprochables. (Timothy Robinson était déjà Oronte à Garnier avec William Christie).

Enfin, il faut ajouter que la lecture de eut, malgré les coupures, l'intérêt d'être fidèle au livret et, ce faisant, de restituer au personnage d'Alcina sa vraie place dans l'œuvre. Loin d'être la victime expiatoire qu'en avait fait Robert Carsen, la magicienne, à la fois violente et désespérée, montra toute son ambiguïté et l'on sentit bien qu'elle ne s'avouerait jamais vaincue. Même si à la fin de l'opéra, elle sembla perdre son pouvoir, tout donna à penser qu'elle reviendrait et que, telle le phénix, elle renaîtrait de ses cendres, prête à de nouvelles conquêtes.

Il convient d'attendre désormais les représentations qui auront lieu cet été à Drottningholm, où Christophe Rousset, de nouveau à la tête de son orchestre, aura la chance de diriger le premier Ruggiero d'Anne-Sofie von Otter – sans doute probablement la seule actuellement à pouvoir prendre la suite de Berganza,- et, choix assez surprenant, Christine Schäfer en Alcina.

Espérons qu'il nous sera très bientôt possible d'entendre à nouveau qui, ce soir là, enchanta la Cité de la Musique par la magie de sa voix …

Crédit photographique : © DR

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