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Matthieu Lécroart & Emmanuel Olivier : « Le bel été » au Printemps de la mélodie

C'est toujours un réel plaisir que d'embarquer à bord de la Péniche Opéra, tant l'atmosphère y est particulière. Si, sur l'Adélaïde, son «sister-ship», l'on est souvent pris par les parfums du mazout qui invitent plus ou moins au voyage, il n'en est pas de même à bord du navire amiral. Certes, lorsqu'un bâtiment marchand passe au large, se fait entendre l'écho des cliquetis de l'eau du bassin de La Villette sur le canal de l'Ourcq résonant sur la coque, mais, son espace un peu plus grand et son ambiance plus feutrée, particulièrement pour ce «Second printemps de la mélodie», avec, à l'entrée, une surface réservée à la dégustation et, en fond de scène, un rideau de fleurs et de plantes verdoyantes, donnent au navire un côté intimiste qui incite à la confidence. Et qu'existe-t-il de plus intimiste en musique que la mélodie ?…

Nouvel élan

Souhaitant faire perdurer un genre réputé désuet, Mireille Larroche, directrice du lieu, et Lionel Peintre, son conseiller artistique, commandent depuis deux ans des vagues de mélodies nouvelles à un panel de compositeurs qu'ils mettent en regard de pièces de leurs aînés, qui ont certes laissé un certain nombre de chefs-d'œuvre mais sont souvent justement délaissés pour avoir porté le genre jusqu'à le fourvoyer, voire le ringardiser. Après avoir laissé pour la première édition le libre choix des poèmes aux compositeurs qu'ils avaient sollicités, et s'étonnant de constater que ces créateurs d'aujourd'hui se tournaient invariablement vers les poètes des siècles passés, La Péniche Opéra a confié cette fois à Jean-Marc Stricker le soin de sélectionner une série de poèmes d'auteurs contemporains susceptibles de former un cursus d'œuvres d'aujourd'hui aptes à ancrer la mélodie dans notre contemporanéité. Ainsi, Pascal Zavaro a choisi de mettre en musique Ludovic Janvier, Brice Pauset Sylvia Baron Supervielle, Patrick Burgan Philippe Jacottet, Graziane Finzi Robert Desnos et Pierre de Marbeuf, François Caradec, Lucien Guérinel Andrée Chédid, Judy Cochrane, Philippe Jacottet et Roger Giroux, et Pierre Thilloy Jean-Marc Stricker, le conseiller littéraire de La Péniche Opéra dans cette édition*.

Essence du fugitif

, comme Bruno Mantovani, a porté son dévolu sur des vers d'Yves Bonnefoy (né en 1923), l'un des grands poètes de notre temps dont l'œuvre entière tend à réunir passé et présent toujours empreints de nostalgie. C'est précisément ce que a su délicatement restituer dans Le bel été, sonnet écrit en 1958, année de la naissance de la compositrice, et publié dans le recueil Hier, régnant désert. Quoiqu'elle s'en défende, renvoyant son interlocuteur dans les arcanes des techniques compositionnelles, les alliages subtils des harmonies du piano et les méandres de l'écriture vocale, la musicienne est parvenue à pénétrer jusque dans la plus secrète intimité du poème pour en extraire l'essence envoûtante et mystérieuse. Une essence qui lui a inspiré une musique troublante et ensorceleuse aux élans de tendre et nostalgique confession. Il n'en demeure pas moins que ce cycle de cinq mélodies annoncé pour huit minutes mais se développant sur dix minutes, s'impose pour son syncrétisme extraordinaire, sollicité dès les premières notes exposées par le pianiste jouant dans les cordes en résonance telle une lyre antique, pédale enfoncée. Alors que le baryton, tête tournée vers le corps du piano, entre à son tour en résonance, sollicitant les harmoniques du piano tout en formulant par trois fois «Le bel été» exprimé tel un lamento ou un appel interrogateur sonnant dans le vide, ce qui laisse présager une catastrophe immanente. Dans ce cycle, chant et piano tiennent une place égale, l'instrument se comportant comme un authentique partenaire du baryton, tant du point de vue musical que dramaturgique.

Au-delà du non-dit

Dans la vision de , le premier verset du sonnet d'Yves Bonnefoy, Le feu hantait nos jours et les accomplissait, s'ouvre sur une grande résonance dans le registre grave du piano, qui soutient et ponctue un chant à la fois tragique et consolateur dont la prosodie est remarquablement conduite par la compositrice, qui sait d'évidence que le mot mélodie ne sous-tend pas seulement un genre mais aussi une écriture au service de la voix et du verbe. Le discours reste constamment mélodieux, clairement compréhensible, et l'on sent combien Suzanne Giraud aime le mot, la phrase qu'elle laisse respirer, prendre souffle et ampleur, se déployer et se resserrer. Le piano commente la sombre vision de «la mort sur le toit de nos chambres», et se fait pointilliste comme la glace qui se rompt sur les premiers mots du dernier vers, «Le froid ne cessait pas». La mélodie centrale, la plus développée du recueil, débute dans un climat pesant, voire menaçant, sur le premier vers, Ce fut un bel été, fade, brisant et sombre, tandis que le baryton retourne vers l'instrument pour entrer de nouveau en résonance avec son comparse, comme dans le prologue, alors que le piano s'emporte en de légers glissandi sur toute la largeur du clavier suggérant la douceur de la pluie sur le vers «Tu aimas la douceur de la pluie en été». De retour à son pupitre, le chanteur expose avec une douceur empreinte d'une gravité auréolée de lumière blafarde le troisième vers de cette deuxième strophe «Et tu aimas la mort qui dominait l'été». Ici, l'écriture de Suzanne Giraud relève le texte, qui s'éteint sur le terme «cendre» enveloppé de grands accords du piano qui suggèrent un espace insondable. Comme pour étouffer un souvenir douloureux ou trop cher pour être dévoilé («Cette année-là, tu vins à presque distinguer», écrit le poète), le pianiste introduit la troisième mélodie jouant de la main droite sur le clavier et étouffant les cordes de la main gauche, les sonorités ainsi sollicitées faisant songer à un clavecin. Puis le grand piano survient sur d'amples accords qui rappellent plus ou moins Zéphyr pour piano que Suzanne Giraud a composé en 1999, avant que se présentent de nouveau les grains étouffés du clavecin. Le dernier verset s'éveille sur les résonances lointaines de la lyre obtenues cordes grattées introduisant Ainsi le soc déjà mordait la terre meuble qui inspire à Suzanne Giraud une musique d'une stupéfiante beauté. Le piano se fait ici extrêmement retenu, grave, avant que le transport de «l'ivresse d'avoir peur sur la terre d'été» ne traverse la chair de l'auditeur, emporté par la splendeur de l'appel tenu sur l'ultime voyelle du mot «été», tandis que le piano joue de nouveau des cordes grattées, qui s'éteignent sur l'infini de la résonance. Et l'on sait, depuis Bleu et ombre, composé en 1993 pour contrebasse et voix sur son propre texte, combien Suzanne Giraud a saisi ce qu'est la peur qu'elle a réussie à exorciser.

Interprètes transfigurés

et se sont pleinement investis dans ce cycle de mélodies qui sert remarquablement les spécificités des interprètes, Suzanne Giraud jouant constamment au sein du registre exact du chanteur. Elle sait en effet éviter les sauts excessifs et les artifices, son écriture, malgré les difficultés qui apparaissent à la lecture de la partition, respectant la tessiture naturelle du baryton et la magnifiant, transcendant ainsi les particularités plastiques de la voix de Lécroart. Quant au piano, Suzanne Giraud en extirpe des sonorités étonnantes, transformant l'instrument qu'elle connaît le plus en un être polymorphe aux aptitudes d'évidence illimitées qui se fait tour à tour ou simultanément partenaire humain, lyre, clavecin, piano, vent, tempête, liquide… a ainsi pu démontrer son talent non pas d'accompagnateur mais de complice du chanteur.

Heurs et malheurs

Le reste du programme a permis de prendre la mesure du talent de conteur de qui, malgré une voix serrée dans l'extrême de son registre et une justesse approximative lorsque le chant se fait ample et tenu, s'impose par la qualité de sa diction, sa présence, son intelligence des textes qui lui sont confiés, la volubilité de son expression. C'est ainsi que l'on a pu goûter sans trop de réserve la verve et l'humour des mélodies de Reynaldo Hahn qui sont loin d'être des chefs-d'œuvre d'invention (on y retrouve de tout, de Bach à Fauré, en passant par Gounod, Bizet, Massenet, quelque réminiscence de Dies Irae, et le reste à l'avenant), tenant plutôt de la musique de salon. La mélodie de Cécile Chaminade, Extase, n'a d'autre intérêt qu'anecdotique. Les miniatures de Chabrier sont plus convaincantes, mais c'est dans Phidylée d'Henri Duparc que s'impose le génie de la mélodie française dans sa rayonnante maturité, ainsi que dans les inénarrables Histoires naturelles que Maurice Ravel a composées en 1906 sur les vers de Jules Renard gorgés de malice et qu'ont généreusement servi les deux interprètes. En bis, après un dernier Chabrier, s'est lancé dans une chanson d'Henri Salvador, Syracuse, qui dénotait avec l'excellence de ce qui avait précédé et de ce qui allait suivre, le merveilleux Vaisseaux, nous vous aurons aimés extrait de L'Horizon chimérique de Gabriel Fauré…

* La mélodie Le bel été de Suzanne Giraud, ainsi que celles de ses neuf confrères, ont été enregistrées par l'éditeur de disques Maguelone qui rassemblera l'ensemble en un CD publié à l'occasion du «Troisième printemps de la mélodie», en mai 2004.

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