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À quelque chose…Mahler est bon !

et le Südwestrundfunk

C'est en effet « quelque chose » et même plus, que le Südwestrundfunk Sinfonie Orchester de Baden-Baden / Freiburg a offert ce 11 décembre 2003, à l'Auditorium de Dijon : un concert que l'auditoire n'oubliera pas de sitôt. Ce remarquable ensemble — notoirement voué à la musique contemporaine — ne méprise pas pour autant la tradition classique : Haydn, Mozart, Beethoven. Il s'est efforcé, bien avant la tendance « réhabilitation » ou « renaissance », de jouer des compositeurs tels que Franz Schreker ou . Fondé au lendemain de la deuxième guerre) par Heinrich Strobel, l'ex-orchestre municipal de Baden-Baden a vu se succéder à sa tête de fortes personnalités telles que Hans Rosbaud, Ernest Bour ou Pierre Boulez. Au cours des années cinquante, l'ensemble a joué plusieurs œuvres d'Igor Stravinski sous la direction du compositeur. Et c'est avec cet effectif que Boulez, par exemple, a créé Le Marteau sans maître (1953) et Xenakis, Métastasis (1954)…

Christian Östertag, à l'œuvre en première partie dans le Premier Concerto de Bartok, appartient à cette catégorie de grands solistes qui pratiquent volontiers, et avec succès, la direction d'orchestre. Il ne dispute cependant pas, pour ce soir, la baguette à , s'employant exclusivement à servir au mieux ce concerto ; lequel a bien failli échapper à la postérité, de par la volonté même du compositeur. En effet, partition de relative jeunesse (1907) dédiée primitivement à la jeune violoniste Stefi Geyer, l'œuvre — qui ne comporte que deux mouvements — a ensuite été reniée par son auteur, puis transformée. Le mouvement initial devint le premier de ses deux Portraits pour orchestre ; après que sa liaison — orageuse — avec la jeune fille se fut terminée par une rupture difficile. Ce n'est qu'en 1960 qu'est rétablie la version originale.

Les deux morceaux, contrastés, sont joués avec maîtrise et conviction par le soliste et ses accompagnateurs ; le « motif Geyer » d'entrée, exposé au violon seul, permet d'apprécier une belle sonorité propre au lyrisme passionné qui se déploie par deux fois, pendant que, côté orchestre, entrent successivement tous les pupitres. Virtuosité et brio sont au rendez-vous dans le second volet, aux accents plus manifestement « bartokiens ». Mais faut-il le dire ? Même si on apprécie à sa juste valeur la prestation, il ne s'agit pas, là, du meilleur Bartok — et les interprètes ne sont pas en cause.

C'est naturellement le plat de résistance mahlérien que l'on attend, mijoté par le chef Gielen ! Place à l'univers kaléidoscopique de « maître Gustav », fantasmagorique jusqu'au vertige… Car ainsi que dans certains Wunderhorn Lieder, le défilé des images drainé par ce prodigieux maelström sonore mêle : fantastique, réminiscences de vécu, tourments intimes (l'incurable « Weltschmerz » du compositeur), et rêve. C'est, selon le cas, du Jérôme Bosch, du Brueghel, du Munch musical… Effets combinés de sonneries-fanfares des cuivres (soli d'une exceptionnelle pureté d'émission), roulements et grondements de percussions, mélancolie désolée — ou encore impétueux emportement des cordes… tout cela concourt à plonger l'auditeur dans un univers éminemment onirique. Lequel, cas fréquent chez Mahler, oscille entre rêve et cauchemar, allant sans cesse du ravissement à l'angoisse, et de celle-ci à l'exaltation.

Dès la marche funèbre initiale et sa poignante sonnerie de trompette, le charme (au sens allemand du terme : Zauber) opère et ne lâche plus prise. Ces interprètes-là s'emploient, quoi qu'il en soit, à œuvrer dans ce sens. Et ce n'est pas le stürmisch bewegt (agité, tourmenté), ni le scherzo, qui dissiperont le sortilège. Survient l'Adagietto. Instant délicat entre tous : celui qui confirme ou… qui fait tout échouer. Moment qui entraîne dans un ailleurs ! Ou bien sorte de paradis — « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (« je me suis retiré du monde »), selon le thème de référence des Rückert Lieder —, ou bien par quelque laideur, maladresse ou faute de goût, manière de purgatoire. Morceau célébrissime, que l'admirable film de Visconti Mort à Venise a contribué à ranger parmi les « tubes » grand public (mais faut-il s'en plaindre ?). Dès les premières notes, nous sommes rassurés : « nous irons tous au paradis ! » Un Adagietto de rêve ; joué ici en apesanteur, par des cordes et une harpe qui transcendent la notion même de diaprure sonore. Et, surtout, la direction souple et raisonnablement allante de l'affranchit de cette insupportable lenteur que nombre d'interprétations infligent à l'oreille.

Quant au Finale, en Rondo allegro, cela confine au grandiose. Après que chaque pupitre a fait assaut d'excellence, en dialogue, jusqu'au thème de choral déjà énoncé à la fin du deuxième mouvement, c'est l'apothéose ; teintée du giocoso requis par la partition. La connivence entre la phalange allemande et son chef, fruit d'un travail commun de près de quinze années (de 1986 à 2000) est manifeste. Et la direction de Gielen, d'une sobriété exemplaire, sans esbroufe aucune, d'une sidérante efficacité. Quand sa baguette retombe, sur les ultimes accords, c'est le triomphe.

Tonnerre d'applaudissements et longue, très longue « standing ovation ». Des « bravo ! » fusent de toutes parts, ainsi que des exclamations telles que : « magnifique ! magnifique ! », « ça, c'est Mahler ! » ou encore : » je ne l'ai jamais entendue comme ça ! ». Il est vrai qu'on se prend à rêver de la gravure d'une telle exécution, susceptible de rejoindre, au tableau d'honneur de la discographie, les versions Walter, Barbirolli et autres Bernstein…

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