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Bel canto vériste par Roberto Alagna

« Allons bon », se dit-on en voyant ce nouveau récital de notre Roberto national, « voilà qu'il est devenu fou ! » Et de se demander si, dans sa frénésie de répertoire, Alagna ne se prendrait pas tout à coup pour Mario Del Monaco…

Mais, en détaillant ce programme qui nous est présenté comme « vériste », on se prend à douter : un tel mélange d'œuvres si différentes, de compositeurs si éloignés (Zandonai avait trois ans quand Ponchielli est mort) incite d'abord à se demander ce que l'on essaie de nous vendre sous cette étiquette.

Dans un texte de présentation aussi long que fumeux, un certain John Steane essaie de prouver la cohérence de ce récital en rattachant tous les compositeurs qui y figurent à l'école « vériste ». Tâche impossible, ce dont l'auteur lui-même rend compte en concluant: « nous continuerons d'inclure [dans cette école] de manière assez imprécise, les compositeurs représentés dans le présent récital ». Bel aveu d'impuissance (ou d'incompétence) pour un paradoxe à la Pierre Dac : ce récital est dit « vériste » car les compositeurs qui y sont enregistrés sont inclus dans un récital dit « vériste », et réciproquement !

Le courant vériste est, par nature, impossible à définir, puisque cette appellation, souvent péjorative, ne s'appuie sur aucune réalité musicale ou dramatique; on lui préfère d'ailleurs aujourd'hui l'appellation de « Jeune école » italienne. Aucun manifeste, aucune communauté de style ou de sujets ne permettent de réunir ces compositeurs, et si l'adjectif « vériste » fut employé pour la première fois en 1863 à propos d'un opéra du bien oublié Franco Faccio (1840-1891), I Profughi fiamminghi, jamais aucun musicien ne se l'est lui-même attribué.

Le vérisme est d'abord un courant littéraire né au cours du XIXe siècle, équivalent du « naturalisme » français. Son plus célèbre représentant, Giovanni Verga (1840-1922), influencé par Zola, dénonce les valeurs bourgeoises comme destructrices de l'identité culturelle et brosse dans son recueil de nouvelles Vie des champs (1880) — dont l'une, Cavalleria Rusticana, a été mise en musique par Mascagni — ou dans son roman Les Malavoglia (1881), une peinture saisissante de la pauvreté des classes populaires siciliennes. L'influence musicale de ce courant est restée faible, Verga inspirant d'ailleurs un compositeur aussi peu « vériste » que Ponchielli, professeur de Puccini et Mascagni, pour son I Lituani (1874).

On a d'abord résumé le vérisme à l'esthétique de la coltellata, le « coup de couteau », action brève et fortement dramatique. Mais n'existeraient alors que peu œuvres répondant à cette appellation, les seules encore célèbres étant Cavalleria Rusticana et Pagliacci. Car la plupart des œuvres italiennes de l'époque s'écartent de ces modèles, et si, musicalement, la « Jeune école » a voulu être une réponse au romantisme « bourgeois », la plupart de ses représentants se sont vite détournés des sujets sociaux.

En fait, leur influence littéraire prédominante fut française : drame bourgeois, avec des adaptations musicales de pièces de Victorien Sardou, Fedora par Giordano et Tosca par Puccini — qui met également en musique les Scènes de la vie de Bohème de Murger —, ou Zazà de Leoncavallo d'après Berton et Simon, et drame historique avec Adrienne Lecouvreur d'après Eugène Scribe (1791-1861), Manon Lescaut d'après l'abbé Prévost ou Andrea Chénier de Giordano, dont la subtilité d'orchestration doit d'ailleurs sans doute plus à l'influence de Massenet qu'à celle de Cavalleria, sans parler des adaptations de Flaubert (Giuliano d'après Saint Julien l'Hospitalier) ou Pierre Louÿs (La Femme et le pantin) dues à Zandonai.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que les compositeurs les plus doués de cette « jeune école », Puccini ou Mascagni, se soient très vite tournés vers le symbolisme ou l'impressionnisme, loin de tout prétendu « vérisme ». Comme il est écrit très justement dans le Larousse de la musique : « Cavalleria Rusticana, partition de jeunesse, [est] plus représentative d'un moment de l'histoire de l'opéra que de l'ensemble de la production de son auteur. »

Ce récital illustre abondamment ce paradoxe en offrant des airs parfois fort rares d'œuvres de jeunesse, comme Chatterton (1887) de Leoncavallo, ou, au contraire, tardives, telles La cena delle beffe (1924) de Giordano ou I zingari (1912, d'après Tolstoï) de Leoncavallo. Inutile de chercher là les grands épanchements lyriques et les coups de glottes que l'on attache — à tort — à cette époque de l'opéra italien, mais d'agréables découvertes, parfois un peu fades (Giulietta e Romeo), parfois étonnantes (La cena delle beffe, presque de l'opérette).

Enfin, l'on comprend mal pourquoi sont classés sous cette vague appellation (d'origine incontrôlée) La Wally de Catalani d'après un roman de Wilhelmine von Hillern, inspiré tout autant par le romantisme allemand, Wagner en particulier, que par Massenet, La Gioconda du très verdien Ponchielli, d'après Angelo tyran de Padoue de Hugo, ou les œuvres de Zandonai, anti-vériste déclaré !

Ces compositeurs italiens de la fin du XIXe siècle (au moins le vague de cette définition ne prête pas à controverse) se réunissent en tout cas dans leur admiration pour Wagner, marquée par une orchestration riche et, sous l'habit trompeur d'un mélodisme en apparence facile, une écriture franchement chromatique. L'utilisation de tessitures assez centrales a conduit également à redéfinir l'étendue de la voix de ténor avec un médium — particulièrement le haut-médium — large et sonore, les ténors dits « véristes » des années 30 à 50 n'en sont que de louches caricatures.

Par essence, la voix de pourrait sembler peu se prêter à cette période spécifique du chant italien, son émission haute et claire, et un format plus lyrique que dramatique le prédisposant sans doute davantage au bel canto romantique qu'aux éclats fin-de-siècle. Mais, on l'a vu, le programme intelligemment conçu évite en grande partie cet écueil.

Partout le chant d'Alagna est beau, soigné, généreux dans les limites d'une voix à l'ampleur modeste — ampleur n'est pas le volume, il s'agit de couleur et non de puissance. Mais, si les rôles légers qui constituent la majeure partie du récital le trouvent à son meilleur, les emplois plus dramatiques et plus centraux montrent un manque évident de « creux ». Cavalleria rusticana, Fedora exposent clairement les limites de ce chant certes séduisant, mais qui sature rapidement. La dynamique, cantonnée du mezzo forte au forte, crispe parfois la phrase et le manque d'ampleur du bas de la tessiture, très sollicité, enlève du poids aux mots. Pour limiter le parallèle à un autre grand interprète du bel canto, la comparaison avec Carlo Bergonzi est souvent sévère. Bergonzi apporte à Turiddu une tout autre ampleur de sonorité, des médiums larges et timbrés, sans jamais renoncer à la pureté de l'aigu. Mais Bergonzi avait débuté comme baryton et possédait la couleur idéale de ce rôle. La comparaison peut d'ailleurs s'étendre valablement à d'autres airs.

Le syllabisme du chant, marque de l'opposition de la « Jeune école » à la vocalise romantique et de son souci d'évidence dramatique, n'est pas ici mis à profit pour accorder une importance particulière au texte, et la ligne prime sur l'expression. Quelques points d'orgue pas spécialement bien venus servent à faire valoir la beauté de l'aigu, mais brisent également l'influx dramatique des airs.

Car, malgré une idée reçue courante, légèreté n'est pas systématiquement synonyme de style : la puissance permet également un jeu sur la dynamique et l'expression du texte, ici peu sollicitées. Dans son récital « Verismo » (Erato), José Cura poussait parfois ce souci du mot jusqu'au maniérisme mais détaillait chaque émotion et chaque couleur de voyelle. Ici, le chant est certes beau mais parfois peu habité, ce n'est pas un hasard si certains tempos sont parmi les plus rapides entendus. Il faut dire qu'Alagna n'est guère aidé en l'occurrence par la direction rutilante mais peu théâtrale et parfois lourde de .

Que les fans de se réjouissent, ils entendront dans ce nouveau CD leur héros enfin seul et en pleine forme, loin des contestables Cavaradossi et Manrico récents. Il est vrai que ce chanteur semble, à son meilleur, incapable d'émettre un son qui ne soit magnifique et la séduction du timbre est proprement irrésistible. Il ne s'agit nullement de faire la fine bouche devant les richesses généreusement dispensées ici, mais on pourrait trouver, pourtant, que face à une concurrence très rude dans ce répertoire — le premier récital Domingo (Teldec), le récital Cura (Erato), les disques de Bergonzi, Björling et bien d'autres — ce disque d'Alagna ne s'impose pas avec autant d'évidence que ceux consacrés au répertoire français, par exemple.

En tout cas, sa démarche est originale, qui, en pliant les airs abordés à des moyens vocaux qu'il a l'intelligence de ne jamais forcer, rapproche ces compositeurs post-Verdi du bel canto romantique, ce qui n'est pas nécessairement un contresens. Mais on peut aussi n'être pas totalement convaincu par ce disque plus éblouissant que réellement touchant.

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