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Thierry Escaich, Le Chemin de la Croix

Le 13 février 1931, à l'orgue du Conservatoire de Bruxelles, Marcel Dupré improvise pendant une heure sur le texte du Chemin de la Croix de (1868-1955). S'il ne reste aucun enregistrement de cet événement, Dupré mit sur papier l'année même les souvenirs de cette improvisation — comme ce fut aussi le cas pour sa Symphonie-Passion et ses Vêpres de la Vierge. Près de soixante-dix ans plus tard, l'organiste entreprend lui aussi un commentaire improvisé de ce texte emblématique de , poète converti au catholicisme lors d'une cérémonie de Noël en 1886 à Notre-Dame de Paris.

Le Chemin de la Croix se déroule suivant les quatorze stations de la Passion du Christ. Après une courte introduction à l'orgue, chaque station, récitée par Georges Wilson, est suivie d'une improvisation. Le texte de Claudel, écrit en rimes, pourra apparaître difficile. Il regorge d'images rudes (« Car il nous faut porter la croix avant que la croix nous porte », 2ème station) et violentes (« Et quand il va goûter nos clous, nous allons voir sa figure », 11ème station). Le style est mystique et inspiré et par ses couleurs vives, il évoque des peintures saisissantes.

On se souvient peut-être dans l'enregistrement de l'oratorio Rédemption de César Franck de la voix à la fois profonde et claire de Lambert Wilson qui insuffla une poésie et une substance à un texte qui en était pourtant totalement dénué, tant son auteur, Edouard Blau, accumulait les naïvetés et les candeurs. Ici, la voix de Georges Wilson, plus grave que celle de son fils, plus abîmée par l'âge peut-être et plus éprouvée par l'expérience de la vie aussi, fait ressortir dans toute son humanité et sa détresse la poésie de Claudel. Wilson se plie certes aux emphases et aux tournures par moments anachroniques du style de Claudel, mais il donne vie à son texte, sachant minutieusement placer chaque silence, si bien qu'on a l'impression que c'est l'auteur lui-même qui nous parle, au plus profond de nous-mêmes.

Le Chemin de la Croix est une longue montée vers le Calvaire qui débute dès la 1ère station par la condamnation du Christ par Ponce Pilate. Le point culminant est atteint à la 12ème station avec la mort du Christ. La tension descend ensuite avec le Christ recueilli dans les bras de sa mère. Et la dernière station (la mise au tombeau) s'apaise dans une lumière de joie et d'espérance naissante. Au cours de cette lente progression au supplice, la foule en colère et les trois chutes successives du Christ sont autant de visions effrayantes suivies d'une horde d'accords staccatos se multipliant autour de Jésus comme une meute implacable de loups. La 9ème station (dernière chute du Christ au milieu de la foule) atteint un paroxysme sans retour. En alternance, la tendresse de Marie (4ème station) et le linceul blanc de Véronique (7ème station) apparaissent comme autant d'oasis de pureté peuplées de sons inouïs, tableaux poétiques d'une douceur ineffable. Dans la 13ème station (Marie recueillant le Christ mort), sur un choral hiératique, un cromorne tisse de sa voix aigre et fausse une mélodie tournoyante qui chante comme une cloche fêlée. L'unité de l'ensemble est maintenue par une cohérence thématique (emprunt notamment au Stabat Mater) et rythmique (maintien d'une pulsation implacable).

Escaich recourt à certains procédés usuels comme les deux violents accords descendants initiaux symbolisant les premiers mots du texte de Claudel « C'est fini ». De même il emploie une longue descente harmonique illustrant la descente de croix. Mais son propos dépasse la simple imagerie. Il commente la parole de Claudel, il approfondit tel détail ou fait contrepoint à tel autre, tout en créant le lien entre chaque station. Il propose ainsi sa vision personnelle sachant que chacun aura, au gré de ses références littéraires, artistiques, musicales ou religieuses, son propre regard d'homme et, ou, de croyant.

Escaich réussit à l'orgue, comme à son habitude, un véritable tour d'illusionniste. La première écoute donne vraiment l'impression que ces improvisations ont été écrites et mûrement réfléchies : pas une seule hésitation ni un égarement, une maîtrise technique absolue de l'instrument et une inspiration constante. Cette performance est d'autant plus remarquable que non seulement Escaich « écrit » en instantané cette musique, mais il l'orchestre aussitôt en changeant continuellement de registrations et de plans sonores. Les sonorités graves et profondes de l'orgue de la Cathédrale de Laon se prêtent particulièrement bien au sujet. Certaines caractéristiques d'une improvisation sont pourtant reconnaissables. Le discours est direct et spontané. L'écriture d'Escaich y est moins complexe et développée que dans ses propres compositions. Le langage est fortement romantique et d'une beauté lyrique stupéfiante.

Escaich nous donne ici la quintessence de l'art de l'improvisation. Il ne s'agit pas d'une simple performance technique qui pourrait consister en la réalisation d'une double fugue à 6 voix. Escaich ne se cache pas derrière sa maîtrise parfaite de l'exercice. Il nous met à nu ici son âme de musicien dans son expression la plus simple et la plus sincère. C'est un Christ humain que nous décrit, c'est celui-là même que nous livre, non pas marchant à la mort, mais cheminant vers sa divinité faite chair.

Paul Claudel, Georges Wilson, , ce disque est une rencontre entre trois hommes. Au centre, une lumière nous sublime, le Christ, souffrant et digne, consolé et conspué, un Christ qui n'a, depuis les Béatitudes de Franck, rarement été peint si humainement par une musique. Une émotion poignante se dégage de cette écoute, une émotion qui peut être partagée par tout homme attentif. C'est une histoire qui nous est contée et que l'on doit suivre d'un seul tenant pour en ressentir pleinement la troublante avancée et l'inexorable finalité.

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