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Les Nègres de Michaël Levinas, messe noire pour nègres blancs

Si l'on pense aux créations d'opéras nouveaux de ces quinze dernières années, on ne peut qu'être frappé du nombre croissant d'arguments — voire de livrets — issus tout droit de la littérature, du théâtre ou même de la poésie, avec la création de Matthias Pintscher à la Bastille en février dernier… fondant et confondant pour longtemps sans doute les frontières entre action et réaction, scénographie et mise en scène.

Comme si la renaissance du genre ne pouvait émerger que d'un ailleurs de l'opéra lui-même dont l'histoire avait abondamment, il est vrai, démontré jusqu'à Alban Berg l'impuissance à faire coïncider qualité littéraire et dramatique et pertinence du projet musical. En la matière — oserait-on dire matériau — le théâtre de Genet semble donc bien être le terreau d'élection pour ce genre désormais imposé par les compositeurs eux-mêmes, transmués en adaptateurs de leurs admirations littéraires. Après Les Bonnes de crées en 1994, Le Balcon de Petar Eötvös monté au festival d'Aix en Provence en 2002 et avant Le Condamné à Mort programmé à Saint Céré l'été prochain, met en scène Les Nègres de à l'Opéra National de Lyon le 20/01/2004.

Né à Paris en 1949, fait ses études au CNSM de Paris où il fut notamment l'élève d'Olivier Messiaen. En 1974, il fonde l'Itinéraire avec Tristan Murail et Gérard Grisey et s'oriente vers les phénomènes de transformation du son à travers les technologies modernes. Après La Conférence des Oiseaux et Gogol, Levinas signe son troisième ouvrage lyrique dont il réalise donc lui-même le livret, une version resserrée de ce que l'auteur de Notre-Dame des fleurs nomme « une clownerie », préservant tant que faire se peut la truculence grinçante et le foisonnement littéraire du monde génétien. Pas d'action à proprement parler mais une cérémonie, un rituel funèbre aux apparences de simulacre puisqu'il s'agit du meurtre imaginaire d'une femme blanche. « C'est un jeu », prévient Archibald, le Maître de cérémonie conviant les Noirs d'en haut — la Cour grimée en blanc et installée sur la galerie supérieure — à assister à leur propre enterrement, « l'enterrement de la domination sur un peuple opprimé et colonisé ». On connaît la constance avec laquelle Genet pris toute sa vie durant le parti des renégats, des interdits, des innommables, voleurs, assassins, révoltés, terroristes et kamikazes. Si le manifeste anti-raciste peut dater peut-être, le livret n'en pose pas moins la question de l'enracinement du racisme et de ses masques bien-pensants que le discours génétien projette avec violence et dont Levinas tente de rendre la tension émotionnelle.

L'ouverture à soixante parties réelles polyphonie confondante qu'il avoue avoir mis deux ans à composer nous propulse d'emblée dans un espace sonore étonnant qui fait résonner comme une fanfare funèbre et orgiaque le thème de l'œuvre originale. Sorte de vertige auditif entretenu par des phénomènes sonores paradoxaux — les sons semblent monter et descendre indéfiniment — bâtis autour de motifs et d'échelles qui se retrouvent, en se métamorphosant subtilement, tout au long de l'œuvre. La présence de quatre claviers-midi à côté d'un piano, d'une console lançant certaines parties électroniques au sein de l'orchestre et d'un chœur en coulisse propageant « la rumeur » autour du spectacle sont autant de voix « masquées » qui entretiennent l'illusion d'un son né de nulle part mais surgissant de partout. Tels encore ces sons tambourinés, directement inspirés par la langue de Genet — celle de l'invective et de l'injure — croisement improbable mais convaincant entre prosodie et percussions. L'opposition blanc/noir s'incarne dans le travail vocal avec la confrontation des acteurs d'en bas — au registre ample et chaleureux, servis par de grandes voix à la hauteur des airs que Levinas leur a écrit — aux spectateurs d'en haut, ces gens « en biais », le valet, le gouverneur et le juge qui n'utilisent que leur registre de tête. la Reine — laide à souhait dans ses fanfreluches blanches — est une colorature à la virtuosité caricaturale et brillamment déjantée qui en souligne le côté fictif. Tour à tour homme et femme, Diouf (Fabien di Falco) assume en virtuose son double personnage de vicaire et de femme violée en « oïkanant » des notes les plus graves d'une basse aux plus aiguës du haute-contre. En bref, une partition qui colle à la fiction théâtrale dans ce qu'elle a de plus étrange et envoûtant, laissant parfois l'auditeur à ses propres interrogations… Tirant tout le profit de la scénographie simple et efficace d', la mise en scène de Stanislas, lisse et lisible, apporte comme un antidote à la transe génétienne.

Saluons enfin l'efficacité d'une direction de chanteurs qui donne aux treize personnages (constamment sur scène) une véritable présence théâtrale : Les Nègres, une réussite esthétique et artistique indéniable de qui, pour reprendre les termes de Jean Genet à propos de sa pièce, « aura tendance à se poursuivre dans l'imaginaire ».

Crédits photographiques © Gérard Amsellem

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