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Kyrielle du sentiment des choses, une réalité rugueuse à étreindre

Annulée en raison de la grève des intermittents du spectacle l'été dernier, la création de l'opéra de chambre de , Kyrielle du sentiments des choses, prévue au Festival d'Aix en Provence le 7 juillet 2003 a eu lieu le 5 Mars 2004 au Théâtre National de la Colline où les représentations se tiendront jusqu'au 3 avril.

C'est une commande du Festival d'Aix en Provence et de T&M dirigé par qui, depuis 1992, date où il est alors co-directeur du Théâtre avec Georges Aperghis, exploite l'univers du théâtre musical et lyrique d'aujourd'hui sous toutes ses formes. On lui doit notamment la création, en avril 2000, de l'opéra de chambre de Gérard Pesson, Forever Valley faisant déjà appel à et à dont s'était la première rencontre avec le spectacle musical.

Né en 1972, signe ici son premier ouvrage de scène écrit sur un texte de dont il a déjà sollicité la collaboration en 1998, à l'IRCAM, pour Nuit sans date, mixant la voix et l'électronique. Comme chez Matthias Pintcher (1974), dont la récente création à la Bastille de L'Espace Dernier suscite plus d'un parallèle, Kyrielle – extrait du poème de Roubaud Grande Kyrielle du sentiment des choses – ne suit pas une intrigue narrative et ne dépend pas d'une action à proprement parler. A ce titre, Pintcher préfère à l'appellation d'opéra celle de Musiktheater, genre qui ne relève plus d'un livret traditionnel ni d'une continuité dramatique. Dans Kyrielle, les cinq chanteurs n'incarnent pas des êtres mais des choses du monde, pierres, plantes, couleurs, nuages, neige. « Ils sont échos des apparitions visuelles ou verbales des choses, ils n'ont pas d'identité ni d'action : ce ne sont pas des personnages mais des figures » précise le compositeur. D'où l'apparence étrange qu'ils revêtent, mi-homme mi-végétal, dans leurs costumes aux formes arborescentes conçus par . Dans ce lieu « sans sujet ni développement », la scénographie et la musique deviennent les acteurs principaux de la dramaturgie. Modifiant les perspectives traditionnelles de la fosse d'orchestre, et créent, au centre de la scène, un espace en creux où se love le piano projetant, comme une grande enceinte acoustique, ses ondes sonores dans l'espace. Car si est seul à son piano préparé, il est aussi aux commandes d'un dispositif électronique très sophistiqué qui génère la spatialisation du son, déclenche des séquences enregistrées, amplifie et réverbère les voix chantées, sculptant l'espace au même titre que la lumière. Des effets laser agissent sur les formes, détruisent, dissolvent les matières dans une refonte continuelle du visuel. Articulé sur la structure du poème, le spectacle fonctionne sur un enchaînement « en kyrielle » de séquences différentes — Moment-form — traversées d'images-souvenirs, de sons, de composés littéraux parfois énigmatiques. La dimension vocale — rappelons qu'il s'agit bien d'un opéra de chambre — est seule à rendre compte d'une évolution dramatique sensible. Le balbutiement initial des chanteurs engoncés dans leur carcan vestimentaire, dos au public, exprimant cette impossibilité à dire, glisse progressivement vers l'expression chantée à travers des jeux vocaux, des polyphonies de chœur « madrigalesque » qui tentent de modifier et d'humaniser les rapports entre les êtres. « Le monde dominant du chant de la canso à laquelle se réfère le poème est le mono no aware ou sentiment des choses, d'où le titre du poème, précise . La litanie sensuelle et douloureuse de l'Aria da Lome, chanson de l'amour de loin issu de la lyrique des troubadours — amour idéel, absolu et intemporel dont Kaija Saariaho fera son propre sujet d'opéra — termine l'œuvre sur le ton de la nostalgie amoureuse, du désir de l'autre qui fait surgir de terre la silhouette du faune/Giuseppe Molino aux formes ondoyantes.

Si l'écriture vocale de Kyrielle, s'orientant davantage vers l'action sonore, n'exige pas de grandes voix lyriques, on aurait souhaité pour cette séquence jubilatoire plus de séduction et de sensualité dans la voix de Suvi Lehto. Doit-on imputer à la « rusticité » des êtres le timbre parfois ingrat et la rudesse du chant du Ring ensemble ? On finit par être agacé/agressé par cette rugosité des choses qui confère en définitive au spectacle sa qualité spécifique, son « grain » dira le musicien-acousmate.

Crédit photographique : © Pascal Victor/Max PPP

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