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Le Wanderer en Bohème

Dans le cadre d'une année Dvořák – anniversaire (centenaire de sa mort), le cycle Dvořák et son temps entamé en novembre dernier à l'Auditorium de Dijon par le Quatuor Prazák, s'achève donc avec le … Rien de plus logique que le choix de ces prestigieux interprètes pour servir et honorer leur illustre compatriote. Mais si la présence de Brahms, Wolf, Smetana ou même…Puccini (Crisantemi) dans les programmes de concerts proposés, pour illustrer ce temps-là, se conçoit aisément, moins logique peut sembler, à première vue, celle de Haydn (Quatuor Kocian, le 11 mars dernier) ou de Schubert dans le programme de ce soir. Si l'on songe cependant à l'écho plus que favorable généralement rencontré par les musiques venues de Vienne auprès des « voisins » praguois (Mozart, dès la fin du XVIIIe, ne trouva-t-il pas son salut à Prague ?), ce choix se voit pleinement justifié par le fait que, au cœur du XIXe siècle, des musiciens tels que Haydn ou Schubert sont, de cœur comme d'oreille plus complaisamment perçus à Prague qu'à Paris et, de fait, sont aussi plus fréquemment joués. Et puis le mélomane « chambrophile » ne va certes pas se plaindre de voir programmé ce trio en Mi b op.100 du bien-aimé Viennois…. On peut même soupçonner que, parmi le public, certains ne soient venus que pour lui…

Tout comme celle des Prazák, la réputation des Guarneri n'est plus à faire : bientôt vingt années d'existence, jonchées de succès, et, parallèlement, la poursuite pour chacun d'eux, d'une carrière de soliste couronnée de nombreux prix internationaux avec, de surcroît, des fonctions pédagogiques éminentes (C.S.M. de Prague et — ou — Lucerne). Aussi attend-on beaucoup, ce soir, de la prestation des chambristes tchèques. Trop, peut-être ? Pour ce qui concerne Schubert, en tout cas ? Toujours est-il que, en dépit d'un jeu stylistiquement parfait, irréprochable de justesse et raffiné de son, l'émotion (celle qui, à certains moments cruciaux de la partition, vous étreint, vous saisit l'âme), cette émotion-là n'est pas venue. Alors, s'agit-il d'un état d'esprit — et de réceptivité — propre au chroniqueur ? Un chroniqueur soumis à l'emprise (mémoire hantée ?) d'une version discographique, parmi d'autres, trop écoutée, et de longue date (en l'occurrence, celles des Busch / Serkin) : il nous faut faire l'aveu d'une légère insatisfaction. C'est que, quand vous emboîtez le pas au mythique Wanderer, vous êtes littéralement happé par l'irrésistible scansion qui en rythme la marche ; et cela aussi bien dans l'Andante con moto de la « Grande » symphonie en Ut, que dans le Gute Nacht du Winterreise ou cet autre Andante con moto du présent trio. Alors pourquoi arrive-t-il que, demeurant sur le bord du chemin, vous vous contentiez de le regarder passer, attendri peut-être, fasciné, mais pas vraiment partie prenante ? Et cela sous un ciel duquel le soleil, à peine voilé ici, aurait dû disparaître…(C'est la traduction du Lied suédois dont le thème s'inspire). Un léger excès de con moto, peut-être ? Ou, plus probable, un son extraordinaire… (le violon Guarneri del Gesù de 1735 et le violoncelle Andrea Guarneri de 1684 n'y sont sans doute pas étrangers) qui favorise un rendu, sinon franchement hédoniste, du moins très esthétisant du phrasé. Mais on pourra toujours nous rétorquer que c'est là se plaindre que la mariée est trop belle … Saluons cependant, sans réserve, le jeu, éblouissant de clarté (sans jeu de mots) du pianiste Ivan Klánský, partenaire exemplaire.

En seconde partie, et avant de rencontrer Dvořák, c'est à l'écoute de la musique de son gendre, Joseph Suk, que nous sommes conviés, avec cette courte pièce qu'est l'Elégie pour piano et cordes op.23 à la mémoire du poète Julius Zeyer, ami et, occasionnellement, collaborateur du compositeur. La pièce est sous-titrée « Sous l'impression de Vyšehrad, poème de Zeyer, où sont confiés aux cordes des thèmes spécifiquement — et justement — élégiaques, tandis que le piano s'impose davantage dans la partie centrale de ce triptyque poético-musical, aux couleurs dominantes de serein crépuscule.

C'est donc à Dvořák qu'il revient, comme de juste, de clôturer, et le concert, et le cycle à lui consacré. Le Trio Dumky op.90, N° 166 du catalogue Burghauser, pièce de musique de chambre la plus célèbre du compositeur (avec le douzième quatuor dit « américain ») se compose d'une suite de six « Dumky » (pluriel de Dumka) ; une dumka dont le compositeur ne retient, de la lointaine origine populaire ukrainienne, que le côté dansant auquel il oppose, par contraste, des épisodes de rêverie mélancolique. Ce principe de la Dumka selon Dvořák se retrouve, par exemple, dans les Danses Slaves ou le Quintette avec piano op.81.Peu nous chaut que cette pièce, avec ses six parties, ne soit pas conforme à la structure habituelle du trio, et qu'il soit recommandé de l'écouter en considérant les trois premières Dumky comme un premier mouvement, la quatrième (en Ré m ) comme le mouvement lent, la cinquième comme un scherzo, la dernière faisant office de Finale. Ce qui importe ici, c'est de rendre au mieux, dans leur diversité, le caractère proprement slave de ces pièces. De ce point de vue, les Guarneri sont « à leur affaire ». La qualité de toucher pianistique, les sonorités exceptionnelles des cordes font merveille. Et ces qualités, au service d'une invention rythmique étourdissante donnent au trio d'interprètes des allures d'improvisateurs géniaux, sans que jamais se manifeste, chez l'un ou chez l'autre, la moindre velléité « solistique » : c'est l'équilibre parfait…et la Bohème comme si vous y étiez !

Une Bohème où les pas du Wanderer semblent l'avoir conduit pour, étrangement, souffler au compositeur tchèque ces propos qu'on jurerait bien sortis de la bouche de  : « Vous savez, je ne suis rien d'exceptionnel ; je suis seulement un musicien [tchèque] ordinaire qui, partout autour de lui, entend de la musique : dans les forêts, dans les champs de blé, dans les torrents, dans les chansons populaires… »

Crédits photographiques : (c) DR.

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