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Bravissima Don Pasquale

Donizetti composait des opéras à la chaîne, sommes-nous tentés de dire. Il ne lui fallait en effet souvent que quelques semaines pour élaborer un ouvrage entier et y apposer la double barre conclusive. Des quelque soixante-dix ouvrages qu'il a laissés, seule une poignée, constituée par les meilleurs, ont les honneurs réguliers de la scène.

Don Pasquale, que l'on ne présente plus, fait partie de ceux-ci. Doté d'une verve comique indéniable, l'ouvrage n'en demeure pas moins de ceux qui explorent des thèmes en phase avec notre époque, avec toutes les époques. Relativement court et bien équilibré, le livret met aux prises un vieux riche naïf en amour, Don Pasquale, son neveu Ernesto manifestement enclin à se détourner des valeurs familiales au point de susciter l'ire de son oncle, sa bien-aimée Norina, aussi mutine qu'intrigante et un « docteur » rusé mais bienveillant, Malatesta. Le triangle amoureux ? Plutôt un quadrilatère de personnages qui laisse paraître une foule de caractéristiques existant hors du temps. Au fil du récit, un faux mariage manigancé, parmi d'autres duperies, pourrait laisser penser à une intrigue vaudevillesque. Si Don Pasquale exploite les rebondissements et ménage des effets de surprise, c'est avant tout l'occasion d'épingler avec pertinence et impertinence les vicissitudes de l'âge, de l'amour et de la relation à l'argent.

Pour celui ou celle qui s'attelle à la mise en scène de cet ouvrage, l'enjeu premier est vraisemblablement de trouver des clés de lecture qui permettent à la fois d'amuser et de contourner le piège de la farce poussive avec claquements de portes et cocus dissimulés. Rita de Letteriis y parvient avec brio, aidée en cela par un dispositif scénique idoine et superbement réalisé. L'Italienne situe ce Don Pasquale dans une époque contemporaine, ou peu s'en faut. Evitant la caricature, elle trouve les détails subtils qui soulignent la psychologie des personnages, qui les rendent crédibles dans leur environnement. Don Pasquale, merveilleusement campé par , passera par tous les états, promenant tout de même avec des manières « homme du monde » son autorité de patriarche, sa naïveté de vieux beau qui soigne son apparence à grands renforts de brushing et de costumes, ainsi que son goût apprêté pour les belles choses. Norina est la séductrice qui tend son filet subrepticement, qui embrase par un de ces sourires furtifs auxquels il est impossible de résister. Le charme naturel de concourt d'ailleurs à asseoir le rôle au sein de l'ouvrage. Face à son faux mari septuagénaire, elle use de ses talents de comédienne pour exalter les facettes irascibles du tempérament d'intrigante de Norina. Son amoureux Ernesto apparaît sous les traits d'un jeune homme que l'on devine comme évoluant par choix dans un univers parallèle à celui de son extraction bourgeoise. Avec sa joaillerie de baba-cool arborée fièrement sur sa chemise ouverte, il possède une fibre « rebelle » qui semble expliquer les dissensions qui l'opposent à son oncle. Malatesta est pour sa part le manipulateur dangereux quelque peu hautain qui force la confiance par son charisme et ses efforts de persuasion.

Ainsi transposée, l'œuvre s'ancre avec réalisme dans son époque d'adoption tant est si bien que le livret paraît comme fait sur mesure pour un film à sketchs des Scola, Risi et autres Visconti des années soixante-dix. Les décors sont partie constituante de cette totale réussite théâtrale. L'intérieur de Don Pasquale est « design », avec çà et là quelques détails qui trahissent un classicisme plus figé. Giacometti y côtoie la peinture du XVIIe siècle et un bureau de style jure parmi les fauteuils stylisés signés par quelque adulateur de Le Corbusier. Toute l'ambivalence et les angoisses de vieillir se trouvent dans cet anachronisme discret du mobilier. Ces touches subtiles renferment pour une bonne part la teneur réjouissante du travail mené à bien pour réaliser la scénographie et accrochent le regard en amusant parfois tout autant que les frasques nombreuses et bien amenées des protagonistes.

Vocalement, le rôle-titre se double d'un chanteur exceptionnel. Basse vigoureuse, n'en demeure pas moins souple et clair. Il pourvoit les instants de logorrhée virtuose d'un abattage sans faille et varie mimiques et intensité avec bonheur. Norina, servie par une voix séduisante de soprano, plaît, bien qu'un plus grand engagement et une poigne plus vive lors des passages furioso n'auraient pas dépareillé. Le ténor (Ernesto) se montre meilleur dans l'évocation modérée de ses tourments que dans les passages plus démonstratifs. Son suraigu accuse quelques crispations qu'ailleurs son sens de la ligne et du texte font avantageusement oublier. Malatesta est pour sa part interprété par le baryton Josep-Miguel Ramon, très homogène et au timbre sobre et beau, parfait pour ce rôle moins directement comique.

Dans la fosse, l', placé sous la direction du talentueux , convainc pleinement. Dès les premières mesures, l'Italie s'ouvre à nous, le chef parvenant à cerner l'ambiance de l'œuvre sans jamais forcer le trait ni jouer la carte de l'outrance, situant en cela son travail au diapason de la mise en scène. Une mention particulière va à la trompette solo qui a su merveilleusement distiller la poésie de son intervention soliste au deuxième acte. Le chœur a au surplus donné à entendre des moments d'une très belle fusion.

Avec ce Don Pasquale du meilleur goût, Lausanne clôt sa saison par une réussite qui y fera date. L'une des grandes mises en scène de ces dernières années.

Signalons encore que les artistes ont souhaité dédier cette représentation à la mémoire de Nicolas Ghiaurov, décédé il y a quelques jours.

Crédit photographique : © Marc Vanappelghem

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