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« Mythes et Muse »

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Dijon s'honorait, ce jeudi soir 24 juin, en accueillant, sous les voûtes cisterciennes du cloître des Bernardines, la compositrice pour une « carte blanche » des plus alléchantes : Mozart, Bartók, Schubert et, en création, son dernier quatuor (N° 3) Peter Schlemihl, d'après Chamisso. C'est au commanditaire — et dédicataire de l'œuvre — le Quatuor « Manfred » qu'est confiée la réalisation de cette « carte blanche » hors du commun et tout ce que le « Grand Dijon » compte de mélomaniaques chambrophiles pouvait, non sans raison, s'en réjouir à l'avance. Installé à Dijon depuis 1987, le , dont la présentation — et la réputation — ne sont plus à faire, constitue le fer de lance de la musique de chambre en Bourgogne et ses succès — tant au disque qu'au concert — et bien au-delà des frontières de l'hexagone, font la fierté du mélomane dijonnais. Marie Béreau, 1er violon du quatuor ( et amie d'enfance de ) faisait, au passage, remarquer que ce concert coïncidait avec le premier anniversaire du « Nouveau  » : c'est-à-dire celui constitué par l'arrivée de Vinciane Béranger (alto), il y a tout juste un an, après le départ d'Alain Pélissier.

C'est donc avec Mozart (et le gracieux concours de quelques éléments ornithologiques : colombines roucoulades et trilles passeriformes sporadiques) que s'ouvre le concert. La belle acoustique du cloître des Bernardines sert superbement l'ample sonorité et le jeu finement nuancé des Manfred dans ce quatuor en Ré m (le second des six quatuors dédiés à Haydn). La grande clarté d'articulation des « Quatre archets pour Dijon » (ainsi se définissent-ils), fait que se dégage de cette lecture l'évidente intention de confidences (l'Allegro initial, les variations du thème de l'Allegretto ). Ils nous livrent un Mozart grave, au demi-sourire teinté d'inquiétude, d'où semble avoir disparu toute velléité de divertissement. A cet égard, seront magnifiquement rendus la douceur plaintive de l'Andante et la mélodie éthérée, comme suspendue à des hauteurs infinies, du 1er violon (dans l'étrange trio du menuet), sublimée par le jeu élégantissime de Marie Béreau et les pizz d'un parfait ensemble de ses partenaires.

Changement radical de style — et de climat — avec le troisième quatuor de Bartók (1927), dans l'interprétation duquel les Manfred, déjà familier du compositeur en concert (et ils viennent d'enregistrer un disque consacré au répertoire de l'école de Vienne) se montrent tout aussi convaincants. Bien peu de lyrisme ici ; il règne dans cette pièce un climat de froideur et d'âpreté manifestes. Conçu en deux parties, mais d'un seul tenant, le quatuor présente un moderato polyphonique au traitement varié, et un Allegro de forme sonate, semble-t-il, mais dont le retour du thème se transforme en fugue magistrale à partir d'une variante. Mais comme souvent, chez ce compositeur, ce sont moins les intentions d'écriture (harmonies, dissonances, agencements contrapuntiques) que la grande diversité de jeu demandée aux interprètes (harmoniques, notes répétées ou martelées, jeu « au chevalet » ou con legno…) et cette prodigieuse invention rythmique qui séduisent l'auditeur et emportent son adhésion.

Si la « venue », après une pose, de Schubert et de son Quartettsatz (déc. 1820) constitue un retour au quatuor plus conventionnel, n'en demeure pas moins ce climat d'âpreté et de sourde angoisse précédemment installé. Dans cette pièce où, selon B. Massin « le tragique est partout présent », s'exacerbent les contrastes : de registre, de dynamique, et s'affirment la densité et la concision du discours. Remarquables de fidélité et de justesse quant à l'esprit de cette brève — mais passionnante — partition, les Manfred, avec une belle homogénéité de leurs quatre archets, nous en donnent une lecture exemplaire d'expressivité.

Suzanne Giraud, d'un didactisme souriant et fort sympathiquement nous explique alors ses choix, les liens qui peuvent unir ces pièces : à l'exception du quatuor de Mozart (en quatre mouvements), elles sont d'un seul tenant et privilégient la voix supérieure du 1er violon. Dans Bartók comme dans son propre quatuor, on a recours au diabolus triton et même si, chez Mozart, cela semble moins évident, plus atténué, il y règne une commune atmosphère de douloureuse inquiétude. Elle nous livre ensuite la genèse de l'œuvre et nous en donne les clés. Rappelons brièvement ce que conte le récit de Chamisso. Peter Schlemihl, vague petit cousin de Faust, rencontre un « homme en gris » qui n'est autre que le Diable. Il consent à vendre son ombre à ce dernier contre l'avantage d'une richesse permanente : la bourse de Fortunatus. S'ensuit, naturellement, l'illustration de l'adage selon lequel l'argent ne fait pas le bonheur…surtout quand, de surcroît, le fait d'être dépourvu d'ombre vous rend plus que suspect aux yeux du commun des mortels et crée le vide autour de vous (fiancée, amis…) ; Après avoir vainement tenté de renégocier son marché avec le Diable, Schlemihl doit accepter cette malédiction ; mais le hasard le faisant entrer en possession de bottes de sept lieues (quand Chamisso rejoint Ch. Perrault…), Peter Schlemihl passe la fin de son existence à parcourir le monde, en un voyage expiatoire et rédempteur.

A l'instar de R. Strauss illustrant les principaux épisodes du Don Quichotte de Cervantès, S. Giraud entreprend ici, à l'échelle du quatuor, l'illustration de ce mythe romantique, confiant au 1er violon le rôle du personnage de Schlemihl. Les six séquences évoquant les principales étapes du récit composent les strophes d'un poème chambriste de facture très originale mêlant narration, figuralisme et commentaire. S'il en est deux à privilégier, ce sont, à coup sûr, la troisième (irrésistible), « tarentelle endiablée illustrant le malheur galopant et la fuite désespérée du héros » , selon son auteur, et la dernière : ce très beau motif ascendant du violoncelle (thème de rédemption). Suzanne Giraud, dans l'utilisation qu'elle fait des timbres instrumentaux et, tel Bartók, par la variété des techniques de jeu, montre qu'elle est un compositeur sensible et étonnamment inventif, attaché en outre à la notion de « couleur » sonore (mais chaque pièce de ce programme n'est pas étrangère à cette particularité). C'est ainsi qu'on aura fréquemment songé, au fil de ce concert, aux lumières dorées, faussement éclatantes car vaporeuses et fragiles d'un W. Turner et, par contraste, aux tons — et aux sujets — plus sombres, inquiétants de luisante noirceur d'un Caspar David-Friedrich. Toujours est-il qu'une telle musique — celle de S. Giraud — ne peut laisser indifférent et… qu'une fois franchi le périmètre du cloître, à l'issue de cette audition, les pas du mélomane solitaire sonnent d'étrange façon dans telle rue déserte où le hante l'ombre perdue de Peter Schlemihl…

Crédit photographique : (c)Jacques Blanchard, Auditorium de Dijon

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