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« Reigen » de Philippe Boesmans à l’Opéra de Lausanne

Pour sa production annuelle estampillée « moderne », l'Opéra de Lausanne proposait en ce milieu d'automne Reigen (La Ronde) de d'après la pièce éponyme et sulfureuse d'Arthur Schnitzler.

, alors Directeur du Théâtre de la Monnaie à Bruxelles, aborda vers la fin des années quatre-vingt le metteur en scène , qui venait de remporter un vif succès avec son Couronnement de Poppée, pour lui proposer d'écrire un livret et de réaliser du même coup la mise en scène de cette Ronde, sur une musique de Bœsmans. Ainsi, commande fut passée et, le 2 mars 1993 (date de la création), le fruit artistique de leur collaboration put être offert au public de la Monnaie. Le succès fut d'emblée très grand.

Un succès qui jure favorablement avec le tollé qu'avait soulevé la pièce de théâtre de Schnitzler écrite au cours de l'hiver 1896/1897. Sa « suite de scènes », pour reprendre ses termes, jette un éclairage direct, cru sur les mœurs sexuelles de la société viennoise de son temps. Des actes sexuels ponctuent en effet chacune des dix scènes, que ce soit entre une prostituée et un soldat ou entre un mari et sa femme. Par le thème délicat comme par la teneur intrinsèque de son écriture, Schnitzler jetait alors un pavé dans la mare et dressait au passage un portrait difficile à recevoir au cœur de la société fin XIXe dans laquelle il vivait lui-même. Sa pièce fut bien représentée quelques fois, mais toujours dans un tumulte organisé par ses nombreux détracteurs, offusqués que l'expression de la sexualité, puisse se servir de façon aussi directe sur une scène de théâtre. Une fois retirée de l'affiche, celle-ci dormit dans les tiroirs du fils de Schnitzler, jusque dans les années 1980 ! Le contexte social criant de vérité dans lequel ces scènes se vivaient a vraisemblablement heurté d'autant plus celles et ceux qui ne pouvait goûter pareille lucidité. Car c'est bien de lucidité dont il s'agit, l'exposition des mœurs de Schnitzler se voulant clinique, lucide, sans apprêts. Des faits, rien que des faits, pourrait-on dire, livrés à l'aune de la fascination qu'exerçaient les comportements intimes et leurs mécanismes sur l'auteur.

Sur le plan musical, la Ronde de Bœsmans, servie à Lausanne dans une version pour pupitres solistes, piano et célesta (on est pas loin par l'esprit des réductions opérées par Schönberg et ses pairs dans les années vingt pour présenter Mahler, Bruckner ou les frères Strauss dans des perspectives résolument chambristes) révèle de manière peut-être accrue le travail mené par le compositeur sur les timbres. La musique de Bœsmans souligne les péripéties plus qu'elle ne porte l'histoire. La fosse exhale son alchimie instrumentale comme des parfums aux couleurs multiples. D'une grande beauté, ces mélodies de timbre très diffuses et parfois illustratives se laissent innerver par quelques thèmes d'une essence mélodique plus classique. Dotée d'une grande variété rythmique rendant sa direction difficile, cette musique se pare également de lignes élancées qu'il s'agit de conduire avec un sens de la voûte, de la dynamique, des plus achevés. En cela, , un chef régulièrement aux commandes à Lausanne (lire l'interview) excelle, donnant corps et âme à cette partition qui rappelle volontiers Berg, voire Strauss et qui ménage aux demeurant quelques citations pleines d'humour, comme ce solennel extrait de la cantate de J. S. Bach « Was Gott tut, das ist wohl getan » qui ponctue la scène IV lorsque ce qui doit être fait se fait… Ou encore la présence anecdotique d'un moustique qui dérange un jeune bourgeois dans sa maison familiale : celui-ci commande alors que l'on tue ledit insecte en en donnant l'ordre sur le même motif que celui qu'entonne le Roi Hérode exigeant que Salomé soit tuée dans l'opéra de . Vocalement, l'écriture de Bœsmans est d'un lyrisme de tous les instants. Ces longues lignes de chant sont superbes, éminemment mélodiques, d'une facture relativement classique et susceptible de toucher à la première écoute les auditeurs avertis comme ceux qui ne fréquentent que rarement l'opéra.

La mise en scène de possède des intentions claires. Rien n'est édulcoré, certes, mais à aucun moment elle ne verse dans le voyeurisme. Aucune nudité, mais de nombreux stratagèmes pour l'éviter, notamment ce métaphorique plateau tournant qui permet au couple de se retrouver caché en arrière-scène pour s'adonner à ses ébats. D'autres scènes analogues sont servies de manière beaucoup plus flagrante, mais toujours avec une certaine bienséance. Les éclairages, superbes et variés lèchent des décors et des costumes qui jouent sur les couleurs pour marquer les contrastes. Le plaisir des yeux réside dans ces aspects fort bien développés par les maîtres d'œuvre. Le plateau de scène, qui tourne au rythme de la Ronde s'y articulant, fait se succéder les protagonistes campés par les Jeunes Voix du Rhin. Ces jeunes chanteuses et chanteurs sont tous parfaitement investis de leurs rôles, qu'ils interprètent avec beaucoup de crédibilité et de naturel. Sur le plan du chant, toutes les voix sont belles, vaillantes et bien projetées et laissent pour nombre d'entre eux présager de belles carrières.

Des partis pris scénographiques plus crus, s'ils n'auraient pas dépareillé en regard du thème reliant ces dix scènes, auraient peut-être incité le public lausannois à quitter en plus grand nombre encore le Théâtre municipal à l'entracte. Etait-ce le thème qui, malgré les années et l'évolution des mœurs, continue de déranger ? Cette musique récente, malgré ses innombrables et séduisants atours, continuerait-elle d'être accueillie avec frilosité par une certaine tranche du public ? Difficile de trouver une réponse. On ne saurait par contre qu'enjoindre les amateurs d'art lyrique d'aller à la découverte de cette partition et de son livret y relatif.

Crédit photographique : © Alain Kaiser

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