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L’Enlèvement au peep-show

Cet «Enlèvement» fut un des scandales scéniques berlinois de la saison dernière, le plus important sans doute. Mais qu'est-ce qu'un scandale de plus dans une ville où il y a pléthore de spectacles ? 

Au mieux une excellente publicité car pour la quatorzième et dernière représentation de cette saison de cette mise en scène du catalan , le Komische Oper qui joue plutôt devant des salles à demi pleines pour ne pas dire à demi vides (Lire l'article), regorgeait et on s'arrachait les dernières places sur Unter den Linden juste avant le lever du rideau. Rideau, si l'on ose écrire car en entrant le spectateur découvre la scène encombrée de bizarres vitrines tandis qu'une acrobate se livre dans les cintres à un exercice de trapèze.

Très médiatiquement précédé des scandales de son «Bal Masqué» à Barcelone, de son «Macbeth» à Salzbourg, de son «Trouvère» à Hanovre, Bieito a frappé fort en situant son «Enlèvement» dans un bordel de type amstellodamois avec filles en vitrines et tous les raffinements du genre sur scène, y compris de vraies prostituées engagées pour la figuration. Des vidéos nous montrent en temps réel pendant tout l'opéra la métamorphose depuis son lever d'une femme en prostituée, des bandes lumineuses diffusent des textes évocateurs, soit détournés du livret, soit des petites annonces spécialisées. Sur scène de grands parallélépipèdes de verre, simple vitrines urbaines qui se transforment dès l'Ouverture en chambres et abritent les pensionnaires du «Sérail». On l'aura compris Osmin, un maquereau sadique règne sur ces filles dont la plus convoitée par le Bassa Selim, patron des lieux, n'est autre que la pauvre Konstanze enfermée dans une cage et tenue en laisse est soumise à toutes les perversions possibles, tandis qu'Osmin se réserve Blondchen qu'il met sur le trottoir et pour la remercier lui offre à boire son urine qu'il pisse sur scène dans un verre après l'avoir soigneusement dérouillée… Belmonte, pour s'introduire dans ce «sérail», n'a plus qu'à se travestir en femme de la plus grande vulgarité avec l'aide de Pedrillo, l'homme de peine du bordel, celui qui distribue les capotes et les tournioles à ces dames. Et cætera, et cætera… on pourrait en remplir des pages ! Il faudrait être sorti la veille du Carmel pour être choqué par cela, la rue et la télévision nous montrent chaque jour tellement pire comme vulgarité et comme violence. Ce qui choque profondément c'est que de cette fosse, de ces gosiers surgit la divine musique de Mozart qui ne parle que d'amour, d'espoir, de souffrance aussi il est vrai, mais pas dans ces termes puérils et racoleurs. Et tant pis pour ceux qui iront le voir tout de même, on leur révélera la fin car il faut bien justifier toute cette horreur, mais sans leur dire dans quel ordre ni par qui sont assassinés à la fin le Bassa, Osmin, toutes les prostituées et même…Konstanze. On leur laissera seulement imaginer comme le chœur jubilatoire des janissaires tombe à plat sur ce final shakespearien !

L'usage, quand elle subit de tels outrages, est de dire que la musique, en l'occurrence celle de Mozart, à la peau dure et résiste à tous les traitements. Celle jouée par la troupe du Komische Oper s'en tire plutôt pas mal, mieux que le niveau ordinaire de la maison. , Generalmusikdirektor de l'établissement ne fait pas dans la finesse mais sa direction est animée du juste feu mozartien. a les moyens exigeants de Konstanze et si elle a des limites c'est plutôt dans le grave, tout comme la Blonde de . L'Osmin de manque un peu d'agilité dans le grave mais pas au point d'être empêché de prendre une douche et de se récurer les organes génitaux pendant son air d'entrée. Le charmant Belmonte (avant sa métamorphose) de était aphone ce soir-là et tandis qu'il jouait les Barbarella le ténor sauvait la mise en chantant le rôle au pupitre (le contraire fait froid dans le dos rien qu'à y penser car il n'est pas donné à tous les chanteurs d'opéra de rester nu comme un ver pendant deux grandes heures, on se demande par quel miracle la chose est devenu possible ici…)

Et le public ? demanderez-vous à juste titre. Et bien, pour la quatorzième représentation de ce qui a été à la première un chahut assorti d'un petit scandale de «tabloïdes» (la «grande» presse, probablement terrifiée à l'idée de manquer un train, a très sérieusement encensé ce «travail»), un seul départ de spectateur et ce pendant la scène la moins hard, le quatuor de la réconciliation (il est vrai que le Singspiel était donné sans entracte) et seul bouh ! bien timide aux saluts. Il semble que le public aujourd'hui, dans le contexte de démocratisation total de la culture, soit résigné à prendre ce qu'on lui donne, qu'il accepte aussi bien ceci que son contraire et que seul importe de faire acte de présence à ce qu'on lui propose.

D'autres spectacles récemment ont montré des abus de pouvoir des metteurs en scène comme le «Tannhaüser» du flamand Jan Fabre à Bruxelles qui montrait au Venusberg des femmes enceintes nues se masturbant. Á Paris, au très subventionné Théâtre de La Ville on a pu voir successivement trois spectacles vendus au public comme de la «danse contemporaine» et en fait d'affligeantes provocations comme «The Crying Body» du même Fabre où filles et garçons urinaient sur scène en se crachant dessus et insultant le public. «Sonic Boom» de Wim Wandekeybus, autre flamand ayant la cote dans les milieux branchés, montrait des scènes d'automutilation sanguinolentes. Dans la foulée, avec «No Paraderan» proposait un non spectacle dont les personnages insultaient le public, assorti d'une expérience révélatrice : plongé dans le noir, le public a copieusement répondu à ces injures ; une fois la lumière rétablie plus personne n'osait protester. Les critiques du «Figaro» et du «Nouvel Observateur» se sont insurgés contre le fait que cela pouvait avoir lieu en présence des autorités de tutelle ministérielles et municipales sans que personne ne prenne l'initiative de réagir à cette utilisation des subventions donc de l'argent public. Pourquoi ne pas, dans le cas de cette «expérience berlinoise» visant à montrer «la poésie de la violence», approche dé constructiviste d'un chef d'œuvre ayant traversé les siècles dans son premier degré, s'y livrer avec un enregistrement et dans un lieu qui ne mette pas en jeu le coût considérable d'une maison d'opéra ? Les metteurs en scène pourront-ils impunément continuer à détourner de leur but les œuvres composées avec tant de talent par les compositeurs du passé ? Jusqu'où aller trop loin ?

Crédit photographique : © Monika Ritterhaus Komische Oper Berlin

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