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Boris Berezovsky, passion et pessimisme

Nouvel héraut du piano russe, à l'instar de Nicolas Lugansky ou du tout jeune Denis Matsouev, voit sa popularité grandissante à chaque apparition. Même si il ne joue pas à guichets fermés, son succès n'est plus à démontrer. Le programme de son récital parisien proposait un parcours atypique, passant sans transition d'un style à son contraire, d'une conception à son antithèse, en ayant cependant pour dénominateur commun un certain pessimisme.

Des rodomontades post-romantiques de Medtner au mécanisme obsédé d'un Hindemith, et touchant à la pudeur exaltée de Chopin, le jeu du pianiste, toujours possédé, n'a laissé aucun répit à l'auditeur. On ne pouvait être en effet plus éloquent dans la sonate en mi mineur de Medtner, «Le vent nocturne» dont le titre évocateur laissait deviner les affabulations tourmentées du discours, la présence de plaintes solitaires et égocentrées. Chromatisme omniprésent, densité de la texture, bouillonnement écrasant de la polyphonie… Le débordement des sentiments, si typique de l'âme slave, venait rappeler l'univers si sombre de Dostoïevsky. La remarquable assurance du pianiste lui a permis de construire une interprétation claire en dégageant les récurrences motiviques, sans pour autant négliger la puissance déclamatoire du propos.

Dans une Allemagne affaiblie par sa défaite humiliante lors de la Première Guerre Mondiale, ayant perdu tout point de repère et menacée par une haine irraisonnée, Hindemith a fondé une esthétique nouvelle refusant le subjectivisme et le sentimentalisme. Sa suite 1922 traite le piano de manière percussive, à la manière des instruments mécaniques. La rythmique implacable, les ostinatos perpétuels, le martellement intempestif d'agrégats et de dissonances caricaturent et condamnent l'inflation de l'industrialisation et la modernité urbaine. Hindemith confesse : «Oublie tout ce que tu as pu apprendre dans tes leçons de piano. Ne réfléchis pas si tu dois frapper le ré dièse avec le quatrième ou le sixième doigt. Joue le morceau de manière très sauvage, mais dans un rythme toujours strict, comme une machine. Considère le piano comme si ce n'était qu'une variante intéressante de la batterie et traite-le en conséquence» L'œuvre n'est pas loin du Ballet mécanique de George Antheil, qui lui est contemporaine, elle évoque les bruitistes futuristes. Doté d'un physique imposant, le pianiste russe a usé de ses poings pour déployer la puissance de son instrument. Le piano devient vulgaire accessoire, propre à hurler sa haine et à cracher du sang. Seul le nocturne central, contemplatif, faisait apparaître en filigrane un soupçon d'humanité à cette suite austère.

La troisième sonate de Chopin, sans doute l'élément du programme le plus attendu, contrastait sensiblement avec les œuvres précédentes. Loin de la clarté de jeu légendaire d'un Lipatti, elle souffrait d'un pathos particulier, notamment dans le premier mouvement, où par moment le discours semblait se désagréger du fait d'un usage trop prononcé du rubato. Par ses infimes pianissimi presque détimbrés, le mouvement lent a accusé un contraste saisissant avec le final puissamment déclamé, jusqu'à une coda hallucinée et éperdue.

Trois bis ont suivi, démontrant et la virtuosité du pianiste, et le génie de l'arrangement de Godowsky, qui rend plus difficiles qu'elles ne le sont les œuvres de Chopin. Rompant avec le ton particulièrement sombre du programme, ces ultimes apparitions du pianiste ont été saluées par l'enthousiasme immodéré du public. Sans doute celui-ci aura-t-il reçu ce qu'il attendait, une fougue et une passion qui avaient fait la réputation d'Horowitz lui-même.

Crédit photographique : © DR

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