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Heinrich Schütz : Matthäus-Passion somme de l’art sacré occidental

Il reste encore de belles choses à écrire en do majeur disait Schœnberg. C'est en quelque sorte le même pari que dut relever lorsqu'il écrivit pour la cour de Dresde ses passions en 1665-66 suivant l'obligation d'absence des instruments lors de la Semaine Sainte et selon le modèle de la passion responsoriale luthérienne défini par Johann Walter, compositeur attitré de Luther en 1530. Il reste de belles choses à écrire en plain-chant. Nous avons oublié que celui-ci a continué à s'écrire, que certains des chefs-d'œuvre que nous admirons sont des plains-chants en polyphonie, tel le miserere d'Allegri. Mais ce qui frappe chez Schütz c'est cette utilisation, cette recréation d'un plain-chant soliste dans un mode de son choix et tourné vers les figuralismes modernes, les acquis de la ligne vocale monteverdienne pleine de cadence, l'expression juste des sentiments humains mais toujours sans excès, sur les mots essentiels. Le résultat est non seulement sublime, avec cette chaleur au bord des pleurs de ce compositeur, mais c'est une somme à la fois des arts du Moyen-Âge, de la Renaissance et du Baroque : un vrai testament par un humaniste et absolument pas un retour en arrière.

On perçoit les affects des chanteurs, les protagonistes gagnent une personnalité : ainsi en est-il de l'énergie d', Pilate angoissé, Pierre affolé ; ainsi de la pureté de l'Evangéliste portant l'œuvre vers la Renaissance ; de la jeunesse éclatante de appropriée à la perfidie désespérée de Judas ou de la profondeur du timbre de Matthew Baker pour un Jésus si efficace chez Schütz : car encore une fois (souvenez-vous des Sept Paroles du Christ) la fameuse phrase « Eli Lama sabachthani » est plus qu'inoubliable et vous laisse impressionné par le génie. Tout est en adéquation avec Saint Matthieu dans la simplicité et l'économie théâtrale, là un trio de pharisiens accable le Christ, là des serviteurs talonnent Pierre et, lui, pleure amèrement dans un ralenti du débit de la phrase juste nécessaire pour nous plonger dans l'humeur pathétique.

Pour aider chacun à suivre ce chemin, introduit des pauses dans cette passion avec des motets méditatifs accompagnés d'orgue, certes contre l'historicité du règlement liturgique de la cour de Dresde, mais en rapport avec les usages du temps d'introduire des commentaires de l'action, à la manière des pauses de Bach, « un commentaire de la Cène et du remords de Pierre » suivant les mots de . C'est bien, car ce patrimoine demande à être assimilé et compris avant que d'être donné de façon radicalement historiographique. De même les litanies choisies pour terminer le disque, reprenant le Kyrie Eleison conclusif de la passion, font-elles office du chœur tutti de la fin des oratorios d'un Carissimi et restituent par cette position-amplification l'œuvre (« la passion selon Saint Matthieu ») dans son temps.

Du reste l'impression laissée est celle d'une interprétation parfaite, chaque chanteur y mettant son sentiment, l'équilibre des voix et l'esthétique du son dans les ensembles, voulus par sont proches de ceux dont on pare l'écriture polyphonique d'un Palestrina ou d'un Orlando di Lasso (il est vrai que Schütz fut le collègue cadet de Michael Praetorius et que cet héritage subsiste dans l'œuvre de ces deux compositeurs) sans manquer de la chaleur baroque. Tout est magnifique, tout est juste, et cependant on sent que cet enregistrement est la première superbe version d'une œuvre qui a besoin de faire son chemin, d'être approfondie encore longuement, de connaître des versions plus outrées, peut-être même un jour jusqu'au mauvais goût pour aller au-delà d'elle-même, chose nécessaire à tous les chefs-d'œuvre et celui-ci a gagné d'avoir été dans les mains d', la concurrence est désormais ouverte pour faire aussi bien : l'œuvre débute sa nouvelle vie.

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