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Jonathan Gilad ou l’impétuosité indécente

Originaire de Marseille, où il a fait ses études pianistiques, a déjà à 24 ans une déconcertante expérience de la scène. Il a joué avec les orchestres les plus prestigieux et sous la direction des plus grands ; on peut citer Zubin Metha, Yuri Temirkanov, Seiji Ozawa, Vladimir Spivakov… Sur la recommandation de Daniel Barenboim il remplace en octobre 1996 Maurizio Pollini souffrant. Et quand on sait que de surcroît il suit parallèlement à sa carrière pianistique un cursus au Ponts et Chaussées (et ce après être passé par Polytechnique), on ne peut que s'incliner devant un tel phénomène. Rarement entendu dans la capitale, il offrait aux mélomanes un programme colossal, qui en lui-même constituait une prise de risque notable. Tout d'abord, commencer par Mozart n'est pas chose aisée, le nombre minimal de notes ne pardonnant aucun accros ni le moindre trou. Quant à l'appassionata et à la sonate de Liszt, elles figurent parmi les « Himalayas » du répertoire pianistique, et nombres de grands interprètes nous en ont légué des versions qui font autorité.

Sans montrer le moindre signe de faiblesse digitale, son Mozart s'est fait espiègle, et venait rappeler la malice d'Horowitz dont on se remémore les interprétations « live » de cette même œuvre. On pardonnera les appogiatures langoureuses du mouvement lent, et un épanchement pour le rubato qui trouvaient leur justification au sein d'une pièce qui par moment tend au romantisme. Œuvre majeure de la production pianistique de Beethoven, l'Appassionata exige de son interprète le plus total investissement physique, comme l'a si bien compris . Sans doute l'héritage de l'école russe aura inspiré à cet élève de Dimitri Bashkirov ses élans fougueux, sa puissance sonore, et la beauté plastique du son (en dépit de pianissimi détimbrés), La sonate de Liszt a été servie de nombreuses fois au concert cette année dans les salles parisiennes. A côté de Zacharias, entre autres, s'est affronté au colosse lisztien. Incarnation suprême du paradoxe romantique, déchiré entre ascétisme et jouissance de la vie, entre mysticisme et sentimentalisme, la sonate en si mineur aura permis au virtuose français de laisser éclore sa nature instinctive et passionnée, au détriment parfois de la vision d'ensemble. Les connaisseurs auront été abasourdis par ses admirables poignets, ses déferlements d'octaves strepitoso où les bras semblent être de véritables marteaux piqueurs. En parallèle à ces extrêmes, la pièce bénéficiait d'éclairages en demi-teinte cependant moins habilement maîtrisés.

Capable des impétuosités endiablées d'Horowitz, de la finesse de ton d'une Lili Kraus, de l'art déclamatoire de Samson Francois, ou encore des élans précipités de Martha Argerich, on aurait pu reprocher à Jonathan Gilad, dans un élan de générosité, de manquer peut-être d'unité de ton et de faire montre d'un amalgame de sonorités assez disparates. Mais les paradoxes d'une jeunesse surdouée n'ont-ils pas contribué à dégager les parfums subtils d'un Mozart, à transcender l'Appassionata ou à servir une sonate de Liszt à l'unité si énigmatique? Dans la recherche d'un soi pianistique, Jonathan Gilad n'est sans doute pas arrivé à terme de son parcours, et il a le temps de voir son jeu évoluer vers une plus grande concision. Dans cinq ou dix ans, il sera en pleine possession de ses moyens et deviendra alors le pavé dans la mare des pianistes de sa génération. On ne peut qu'admirer son jeu encore inabouti mais prometteur, et s'extasier devant la singularité ébouriffante de ce jeune homme.

Crédit photographique : © DR

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