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Marielle Nordmann : Les cordes au cœur/Les cordes du cœur ???

La harpe demeure un instrument trop méconnu du grand public, même mélomane. Trop mystérieux, trop souvent relégué aux profondeurs des fosses d'orchestre, le son délicat des cordes pincées demeure noyé, perdu dans la masse orchestrale. Dans de nombreuses partitions pourtant, la harpe joue un rôle primordial ou d'exceptionnelle mise en valeur de moments éloquents d'une œuvre (comme Le lac des cygnes de Tchaïkovski ). Isolé, l'instrument reste objet de fantasme tant par sa taille que par son mécanisme ou simplement sa trop rare présence.

Les harpistes aiment à faire partager et comprendre leur passion. Apprivoiser cet instrument qui demande une technique et une virtuosité redoutables les amène à en vouloir faire goûter le plaisir. Dès les années 1950 a débuté une « vulgarisation » de la musique classique pour harpe, relayée par son élève et complice , tentant de faire sortir la harpe d'un cadre socio-musical huppé et élitiste. On peut constater le succès de leurs efforts avec l'apparition d'une nouvelle génération de harpistes : de la multiplication des classes de harpe dans les conservatoires jusqu'au rayonnement acquis par Isabelle Moretti, actuelle professeur du CNSM de Paris, chef de file d'une nouvelle technique française. Virtuose accomplie à la discographie opulente, couronnée déjà en 1996 d'une inattendue mais non déméritée Victoire de la musique, elle a permis à la harpe de se démocratiser, enfin, pour le plaisir de tous.

Les deux enregistrements que nous proposent la nouvelle firme Lyrinx, d'une remarquable qualité sonore grâce au format SACD, reflètent avant tout le témoignage d'un moment : le festival de Kerbastic à Polignac. Le passage sur CD de ces programmes nous permet d'y être invités à notre tour, chez nous, et de profiter pleinement d'une quasi-intimité avec l'artiste, grâce à une prise de son experte (que l'on sait difficile quand il s'agit de harpe), quasi live, où la moindre nuance, inflexion ou respiration nous parvient.

y témoigne encore de sa volonté d'une harpe proche du public. C'est cette capacité de rester à l'écoute des sensations et de l'essence de l'art qui a développé sa renommée internationale. Celle-ci lui a permis de multiplier les enregistrements, de créer les journées de la Harpe en Arles, où elle invite depuis bientôt 10 ans, à chaque Automne, les harpistes de France et d'ailleurs à se rencontrer et à échanger avec leur instrument. Elle a aussi exhumé les œuvres pour harpe et orchestre de Parish-Alvars (enregistrement avec et l', récemment réédité chez Virgin Classics) et continue un beau parcours, toujours épaulée par son mari et partenaire, le violoniste .

Outil des troubadours et de la musique traditionnelle celte, les compositeurs classiques s'intéressèrent à la harpe sous l'influence de Marie-Antoinette, la sortant d'un rôle unique d'accompagnement. Les partitions de Bochsa ou Spohr permirent l'évolution technique majeure : le mouvement du pédalier devient double. Chaque corde peut maintenant passer du bémol au dièse, via le bécarre, élargissant les possibilités stylistiques de l'instrument. Par la suite les périodes Romantique et Contemporaine françaises furent particulièrement fécondes, s'employant à créer enfin pour la harpe un solide répertoire de pièces solistes, mais aussi de concerti et d'œuvres de musique de chambre. Certains de ces morceaux, désormais incontournables, sont l'objet du premier disque de « La harpe française » où alternent avec intelligence des « tubes de conservatoire » et des raretés d'Enesco et de Roussel notamment. Le style de l'interprète est fidèle à lui-même : rigoureux, techniquement parfait mais souvent figé dans une certaine plasticité scolaire qui étouffe les sentiments des pièces connues, comme l'éclatant Impromptu – Caprice de Pierné, ou la tendre Châtelaine de Debussy. La comparaison avec Isabelle Moretti est ici catégorique et sans hésitation en faveur de la benjamine, qui, dans son récital équivalent publié chez Auvidis et réédité chez Koch, avait su démontrer l'inattendue flamboyance et magnificence de ces ouvrages. On retrouve plus de délicatesse et d'expressivité dans la transcription pour harpe du Cygne de Saint-Saëns ou des figures de style de Debussy à qui l'on donne enfin une notoriété méritée. Malgré ces réserves d'interprétation, soyons heureux de trouver à nouveau sur le marché du disque classique des denrées rares et qui auraient pu être vouées à l'oubli.

Après la France, c'est à l'Espagne que l'on doit un nouveau souffle en faveur du répertoire de la harpe classique. Marielle Nordmann s'est lancée avec assurance et conviction dans un programme consacré aux compositeurs hispaniques de la période classique à nos jours. Le style de ces œuvres, presque toutes inédites, est brillant, solaire et transcendé par la fougue de l'interprète. Elle, qu'on aurait pu croire « lassée », se révèle ici stupéfiante dans un enregistrement réalisé à peine deux jours plus tard, dans le même lieu! Il faut aussi retenir qu'elle a elle-même réalisé la transcription de ces œuvres pour son instrument, travail assez colossal ; en effet, les difficultés techniques à surmonter pour jouer des œuvres non écrites au départ pour la harpe demeurent importantes (les transcriptions pour harpe de J. S. Bach sont toujours le cauchemar des élèves de concours). A côté d'autres « classiques de conservatoire » magnifiés, tel le Divertissement « à l'espagnole » de Caplet, on savoure le classicisme de Gallès ou de Carvalho, on redécouvre Albeniz et Villa-Lobos, on ne peut être que charmé par Piazzola ou Aguirre. L'exploit de l'enregistrement reste sans doute A pesar de Todo de Ponce, spécialement conçu pour la main gauche, la main « oubliée » du harpiste, maîtrisé avec une facilité déconcertante. Alternant douceur, sentiments profonds, séduction et rythme, ce programme convainc de bout en bout et rend enfin justice à un répertoire délaissé.

Lyrinx nous propose grâce à ces deux enregistrements un parcours initiatique parmi les pièces pour harpe classique, magistralement interprétées par Marielle Nordmann. Il faut espérer que d'autres suivront, car nombreuses sont les œuvres de la même période et surtout du répertoire contemporain qui restent à découvrir ou à enregistrer.

Pascale et Jean-Bernard Havé

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