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Feux de l’amour à Palm Beach

Così fan tutte rencontre

Il est des soirs d'avril, où l'on se surprendrait presque à jalouser ceux et celles qui foulent le sol de l'enceinte sacrée pour la première fois…

19h55 : dévoré d'impatience, nous embrassons du regard la salle qui finit de se remplir. Des myriades de jeunes (lycéens?) papillonnent entre les sièges en cuir noir de l'Opéra de Lyon. L'excitation, l'enthousiasme, l'étonnement sont palpables ; on entend des sachets de bonbons qui se froissent, des sonneries de téléphone portable qui fusent et des rires en cascade. Nous nous remémorons, indécrottable nostalgique que l'on est, notre « première fois » à l'Opéra. Pour certains de ces jeunes spectateurs, ce sera l'ennui assuré, l'imperméabilité à la magie de la voix, l'indifférence à l'absolue beauté de la musique de Mozart. Pour les autres, insouciants néophytes pendant quelques minutes encore, la probabilité d'une révélation, ou d'une contamination par un virus dont on ne guérit pas! Un mal qui empoisonne le sang, ce torrent passionnel qui coule en nous, atteint les organes vitaux, le cœur en tête et peut laisser de sacrés bleus à l'âme : le virus de l'opéra. On pense à notre foudroyante première rencontre avec Mozart, ce génie tombé dans une marmite de liqueur de jouvence tout petit, et depuis lors immortel. Et l'on envie tous ceux qui auront le bonheur d'entrée en terre lyrique par le transport de ses notes!

Cependant, on craint pour eux. Così, avec ses divines longueurs, n'est pas le plus facile d'accès des opus du salzbourgeois, et cette histoire de travestissement, de jeu de dupes, est décidément à dormir debout. Mais on a toute confiance en nos deux éclaireurs, , que l'on sait bon mozartien et qui avait fait du Retour d'Ulysse à Aix, un rêve éveillé. Après 3h20 de spectacle, le verdict tombe : c'est un triomphe. Les jeunes ont aimé, et applaudissent à tout rompre les acteurs de la réussite (avec une ovation pour la sublime … ). Così fan tutte leur a, à l'évidence, parlé. Rasséréné, ému même, on se dit que, quoiqu'on pense de cette représentation, Christie, Noble et Mozart auront gagné leur pari.

Et pour cause, voici sans doute le plus juvénile, le plus léger et sensuel Cosi que nous ayons jamais vu. Envolés les frondaisons Fragonardiennes d' à Paris, les chassés-croisés en clair-obscur de Strehler, les farandoles désabusées de Chéreau sur fond de coulisse de théâtre désaffectée. Welcome at Palm Beach, Californie. Le sable est chaud, la plage éblouie de soleil, et l'on se plaît à étendre sa serviette sur les dunes, entre deux herbes folles. Sommes nous dans les années 60 ou 70? Il semblerait bien que dans cet Eden terrestre, le temps ait suspendu son vol. Les garçons sont en bermuda, la casquette vissée sur la tête et les filles se promènent en bikini et en jean. Au premier acte, le rideau se lève sur un bar californien : Ferrando et Guglielmo se saoûlent à la bière tandis que Don Alfonso, en costume de Casanova des plages, plastronne allègrement. Autour d'eux, beach boys et pretty girls se trémoussent avec insouciance. Quelques teenagers traversent la scène en rollers… Vision idyllique, pour laquelle on a presque un coup de cœur tant ce théâtre humain à ciel ouvert sonne juste. Comme (ancien directeur de la Royal Shakespeare Company) est un homme de goût, qui connait et respecte la musique, la transposition est toujours intelligente et visuellement séduisante. Pour confondre leurs donzelles, nos deux compères se déguisent en loubards, sanglés de cuir, avec un bandana autour du front. Puis le piège se met en place, et la mise en scène garde presque intact son pouvoir de séduction. D'autant que l'on retrouve les grands voiles flottants du Monteverdi aixois, les lumières suggestives, les visions esthétiques chatoyantes telle cette nuit californienne déchirée par les phosphorescences des lampions et les flamboiements des feux de camps. On est saisi par l'arrivée du vieux coupé sur scène, avec les lumières de la cité des anges qui scintillent au fond. C'est mignon, joli, évocateur… d'autant que le quatuor se joue la comédie de l'amour avec un bonheur évident.

Comment expliquer alors qu'en dépit de toute cette félicité, on ait ressenti aussi peu d'émotion? Sans doute est-on de ces amoureux secrets et éperdus de Così qui attendent du metteur en scène qu'il leur dévoile quelques facettes méconnues de leur opéra préféré, qu'il lui fasse cracher deux ou trois de ses précieux secrets. Mozart a tant de choses à nous dire. Qu'elles soient joyeuses ou mélancoliques. Nous sommes de ceux qui ont pleuré devant le spectacle de Chéreau à Aix, hiératique mais aussi terriblement humain, dessinant une Carte du Tendre à l'intensité cosmique. On se met à douter : a t-il une vision, oui ou non, de Così? Comme on ne veut pas jouer les rabat-joie, on essaie de s'amuser aux facéties des jeunes héros… mais on ne comprend pas. Pourquoi les filles sont aussi immatures, capricieuses et somme toutes peu dissemblables, alors qu'il y a une voie lactée entre Fiordiligi, Dorabella et Despina? On s'étonne que Ferrando et Guglielmo ne soient pas plus ébranlés par la sinistre farce qu'on leur fait jouer, et plus d'une fois, on vitupère contre ce Don Alfonso de seconde zone, tellement moins démiurge que celui de Chéreau. Et puis, in fine, on se fait une raison : tout aussi sensuel qu'il est, ce Così est un peu vide de sens. Ici l'amour n'est que lubie, foucades d'ados ; un jeu sans danger, presque un caprice de gamin. Le drame n'y affleure jamais derrière les sourires de façade. Tout y est lisse, sans ténèbres, ni vertige : c'est un Così sans danger, dans lequel on ne risque jamais de se brûler les ailes à jouer avec le feu des sentiments. Nous aurions aimé applaudir des deux mains le retour de en « terre mozartienne » d'autant que nous tenons ses lectures de la Flûte enchantée, de l'Enlèvement au sérail et du Requiem en haute estime. Comme bien des mélomanes, nous avons salivé d'envie en lisant les interviews qu'il a accordées à Laurent Barthel dans « Opéra Magazine », et à Luc Hernandez dans « le Petit Bulletin » (hebdomadaire lyonnais). Oui, Monsieur Christie, Così est un immense madrigal du XVIIIème. Indiscutablement, les ensembles sont ce qu'il y a de plus essentiel dans l'œuvre. Et nul doute que Mozart eût aimé que vous trouviez sa musique chargée d'érotisme. A l'évidence, le chef d'orchestre et le metteur en scène ont travaillé en parfait accord, et cette production a bénéficié d'un long travail de préparation. Pourtant, nous n'avons pas été convaincu. Au crédit du chef, une baguette dynamique, enlevée, raffinée qui sait respirer avec les chanteurs. Declinés en une infinité de nuances, les ensembles sont parmi les plus beaux que nous ayons jamais entendus, le dialogue fosse-scène touchant presque ici à l'idéal : « Soave il vento » fut magique, avec un orchestre de Lyon frémissant. Malheureusement, malgré ses qualités, la direction de Christie nous est souvent apparue sans grand relief et bien avare en abandons. Dans Così fan tutte, il y a toujours une volute de hautbois, un pépiement de flûte, une mélopée de clarinette pour nous inciter à rêver… Ici, la raideur domine, et cette lecture bien trop univoque et dépourvue de poésie peine à épouser les battements de cœur de l'écriture mozartienne (on a rarement entendu quatuor des adieux aussi décharné au premier acte).

Sur le plan vocal, la soirée fut riche en découvertes. On imagine sans peine ce qu'un Patrice Chéreau aurait tiré de la superbe Malyn Byström, tempérament de feu sous-exploité par Adrian Noble. Cela faisait bien longtemps que nous n'avions pas entendu une Fiordiligi de cette trempe-là avec une voix charnue, aux couleurs sombres et profondes, qui sied à merveille au personnage. Voici une chanteuse à l'aise sur toute la tessiture, avec de vrais graves, un médium capiteux et un aigu épanoui. Superbement négocié, avec aplomb et virtuosité, « Come scoglio » fut impérieux et le sublime « Per Pietà », exhibant une ligne de chant ductile et harmonieuse (avec quelques apoggiatures made in Christie) nous a littéralement transporté. On ne l'oubliera pas. Sans se hisser à ces hauteurs, la Dorabella de Tove Dahlberg est très séduisante. On s'étonne un peu, au début, que le grand Bill ait choisi un timbre de mezzo aussi clair pour Dorabella, mais le personnage s'y prête bien. Si « Smanie implacabili » manquait un peu de fièvre, et de poids expressif, « E amore un ladroncello » fut exquis tout comme le duo avec Guglielmo. Avec son timbre de rêve, aux sonorités cristallines, ses superbes aigus, son sex-appeal incroyable, son abattage scénique époustouflant, est sans conteste l'une des plus belles Despina que nous ayons jamais entendu. Un peu superficielle et vulgaire sans doute, mais tellement spontanée, qu'on lui pardonne tout. Et puis quel italien, quel swing vocal, quelle projection dans « In Uomini, in soldati »!!.

Sans doute plus Papagano que Guglielmo, manque un peu de fruité vocal (quel timbre tout de même!) pour totalement convaincre, mais l'intelligence de l'interprète est confondante. Il est, de surcroît, le seul à dessiner un personnage vraiment complet d'un point de vue scénique. Atteint d'une laryngite, le ténor austranlie Michael Smallwood n'était sans doute pas au maximum de ses possibilités lors de cette représentation. On ne se privera pas de dire que cette voix de tenorino, assez pauvre en couleurs, n'est sans doute pas la plus appropriée pour Ferrando : en atteste, un « Un aura amaurosa » assez trémulant et prosaïque. Enfin, avec le vétéran , on tient un beau Don Alfonso, admirable diseur (l'expérience du chanteur de lied se fait sentir) et impressionnant d'autorité vocale, malgré ce timbre un peu rugueux qui n'a jamais été des plus agréables à entendre, et le peu d'intérêt accordé par le metteur en scène au personnage phare de l'œuvre…

Prochaines représentations, samedi 15*, mardi 18*, mercredi 19, jeudi 20*, vendredi 21 à 20h et dimanche 23 à 16 heures.

*Deuxième distribution (Violet Noorduyn, Fiordiligi ; Estelle Kaïque, Dorabella ; , Guglielmo ; Andrew Tortise, Ferrando ; , Despina ; Joao Ferandes, Don Alfonso, direction : Jérémie Rhorer).

Crédit photographique : © Gérald Amsellem

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